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Delphine Guex

Thèse de doctorat

Mise en scène et valeur territoriales, tourisme et développement régional dans les Alpes suisses

Thèse acceptée le 9 décembre 2015 avec la mention « summa cum laude » à l'unanimité du jury :

M. Dr. Olivier CREVOISIER, Professeur, Université de Neuchâtel, directeur de thèse
Mme. Dr. Ellen HERTZ, Professeure, Université de Neuchâtel
Mme. Dr. Véronique PEYRACHE-GADEAU, Maître de conférence, Université de Savoir-Mont Blanc, Le Bourget du Lac
M. Dr. Laurent TISSOT, Professeur, Université de Neuchâtel
M. Dr. Olivier VOIROL, Maître d’enseignement et de recherche, Université de Lausanne

Mots-clés: mise en scène territoriale, valeur territoriale, tourisme, Alpes, économie territoriale, développement régional, Suisse
 

Le tourisme est un phénomène qui dépend de la mobilité des individus. Pendant longtemps depuis le 19ème siècle, un faible nombre d’individus étaient mobiles pour d’autres raisons que le travail : le tourisme restait marginal. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. De plus, les motifs de la mobilité sont multiples. « All the world seems to be on the move » (Sheller & Urry, 2006, p. 207). Les individus se déplacent pour des raisons de survie (les réfugiés), pour des raisons économiques (perspectives d’emploi), et surtout pour quantité de raisons qui ont pris une grande importance dans la société postindustrielle: cadre de vie agréable, études, santé, loisirs, etc.
Dans cette thèse, on prend acte du fait que les frontières entre les territoires concernés ou non par le tourisme sont de plus en plus poreuses en raison du développement général de la mobilité des personnes. Grâce à une réflexion transdisciplinaire au croisement de l’économie territoriale, de la sociologie, de l’histoire et de la géographie, on propose de ne plus considérer séparément les territoires concernés par le tourisme et d’englober tout territoire concerné par différentes formes de mobilité. La thèse consiste à dire que la valeur territoriale est le résultat d’une mise en relation des acteurs au travers de transactions, et à travers cela de la mise en relation de différents territoires. Cette mise en relation repose sur différentes formes de mobilités, dont en premier lieu la mobilité des personnes, mais également les mobilités des connaissances et de l’information, ainsi que les mobilités sur les marchés. Elle est le vecteur de la différenciation culturelle. Dans une économie de plus en plus basée sur la culture, cette différenciation entre les territoires est le fondement de la valeur puisqu’elle induit la mobilité des personnes ou des biens et les dépenses des consommateurs. La valeur territoriale est ainsi définie dans cette thèse comme étant le reflet d’un niveau de développement de la scène territoriale qui résulte de la capacité d’un lieu à s’inscrire dans diverses formes de mobilités (symboliques, concrètes et marchandes) évoluant au cours du temps, et à se complexifier de manière à permettre sur la durée le maintien voire le développement de sa valeur.
Cette thèse propose une réflexion et un modèle de développement territorial. La proposition est issue d’une recherche de terrain ayant pour objectif la compréhension de trajectoires socio-économiques de territoires concernés par le tourisme depuis le 19ème siècle dans les Alpes suisses. Le développement repose sur des processus transactionnels (processus mobiles) et des dynamiques locales (la scène territoriale). Dans une démarche historique, rétrospectivement, les traces des transactions et de différents états de la scène sont recueillies à travers diverses sources. Les trajectoires de trois territoires sont reconstituées : Finhaut, Montreux, et Zermatt.
La transaction  touristique est considérée comme particulièrement représentative des transactions dites « postindustrielles », car reposant sur de nombreuses formes de mobilités et donnant particulièrement à voir les trois dimensions de la valeur ; les valeurs socio-culturelles, la valeur économique et la valeur expérientielle (au travers de l’engagement pratique). Cette approche a des conséquences dans la compréhension des mécanismes de développement régionaux. D’une part, elle permet de réarticuler l’économie territoriale et les tourism studies en s’émancipant de la tradition « industrielle » des biens économiques et a fortiori des théories traditionnelles de développement régional. D’autre part, en prenant en considération la dimension symbolique des biens et services à travers la mobilité de l’information et des connaissances, combinée à l’importance de toutes formes de mobilités tangibles (des biens et des personnes), cette approche permet de désenclaver théoriquement le tourisme de sa définition exiguë de « pratique d’agrément ». Ceci permet d’envisager l’ensemble des transactions qui, comme le tourisme, engagent de manière spécifique le territoire dans la création de valeur économique. Toutes sortes de biens et services faisant d’une manière ou d’une autre référence au territoire sont ainsi envisagés de manière systématique.
Le concept de transaction développé ici s’appuie sur les concepts de valeur et de valuation de Dewey.  Les trois dimensions de la valeur (socio-culturelle, économique et expérientielle) sont combinées à deux niveaux théoriques : dans une métaphore sociologique (la transaction territoriale), qui sert de support à un modèle de développement en économie territoriale (la scène territoriale). Aux deux niveaux on retrouve trois espaces différents associés aux trois composants de la valeur et où se déploient différentes mobilités. Premièrement, un espace tangible appréhendé physiquement par les acteurs (on parle de « scène concrète ») qui est le support de l’ancrage spatial et temporel de la transaction. Deuxièmement, un espace immatériel, qui se compose lui-même de deux espaces spécifiques : d’une part un espace « public » au sens de Habermas (1997 [1978]) où s’exerce la rationalité des individus dans l’environnement social sur différents lieux d’échange d’opinions (on parle de « scène symbolique ») et d’autre part le marché, en tant que lieu où s’exerce la rationalité des individus relativement à des considérations quantitatives au travers du signe qu’est le prix (on parle de « scène marchande »). Ces trois espaces sont concernés par le processus transactionnel et constituent la scène territoriale. Cette scène articule des espaces concrets avec des conceptions plus abstraites de l’espace (p.ex. « l’espace social ») traditionnellement considérées en sciences sociales.
Les transactions s’accumulent et constituent au fur et à mesure du temps une trajectoire de développement spécifique : la scène territoriale est à chaque transaction mise en relation avec d’autres territoires au travers des trois scènes ; concrètement, symboliquement et sur le marché. La valeur territoriale évolue en fonction de cette constante mise en relation: au travers des mobilités, la scène territoriale est créée, appréciée ou dépréciée, et elle suscite d’autres transactions ou non. La dynamique de développement se joue ainsi entre les éléments transactionnels « mobiles » (information, monnaie, individus et biens) et les éléments « scéniques » plus stables (infrastructures, institutions, patrimoine…). Ces deux dimensions se retrouvent dans des sillons de recherche différents mais complémentaires en sciences sociales : une tradition sociologique traditionnelle traitant de problématiques « verticales » (domination, stratification sociale, structure des activités économiques, etc.) et une tradition sociologique plus récente « horizontale » (réseaux, mobilités, communication, etc.). L’objectif est de les considérer non pas de manière antagoniste et exclusive, mais de manière complémentaire.
Historiquement, d’une part les trois territoires étudiés s’insèrent de manières différentes dans les réseaux de mobilité au 19ème siècle. Par exemple,  une insertion symbolique faible pour Finhaut, et une valeur territoriale dépendant fortement de l’exploitation de sa rente de situation sur l’axe Martigny-Chamonix. D’autre part, les scènes territoriales sont plus ou moins bloquées et dépendantes du sentier parcouru au regard de l’ensemble des mobilités. Par exemple à Montreux dans l’après-guerre, les infrastructures héritées de la Belle-Epoque ne sont pas adaptées à la demande touristique symboliquement et concrètement. Pour renouer avec  une phase de développement d’autres consommateurs mobiles sont ciblés avec notamment les congressistes. La trajectoire de développement de Zermatt dans son ensemble est quant à elle marquée par une continuelle insertion dans diverses formes de mobilités. Une gouvernance particulière par l’intermédiaire de la commune bourgeoise ainsi que des phénomènes de concurrence au sein du territoire et vis-à-vis d’autres territoires complexifie  le territoire de manière à ce que la valeur territoriale soit maintenue et se développe sur la durée.

 

Docteure en sciences humaines et sociales

Intérêts de recherche

  • Tourisme
  • Sociologie économique
  • Histoire contemporaine
  • Economie de la connaissance et de l’innovation