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Vicente Rocafuerte

 

Idées nécessaires

À tout peuple américain indépendant qui souhaite être libre

 

Philadephie, 1821

 

Version originale

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Présenté par Henri-Pierre Mottironi

 


 

Présentation

Les traductions de discours, pamphlets ou encore constitutions sont un des grands vecteurs d’idées et pratiques républicaines lors des révolutions atlantiques du tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Traduire, on le sait, c’est opérer des choix : choisir ce que l’on traduit, et puis les mots et les expressions les plus adaptés pour véhiculer dans une autre langue le même sens. On choisit ce que l’on juge digne d’être transmis et l’on effectue les transformations nécessaires – au prix parfois de petites trahisons – pour adapter des idées d’un contexte linguistique, culturel et politique à un autre. Aussi, ces choix disent beaucoup sur le traducteur et sur le contexte de réception des traductions.

L’ouvrage publié en 1821 par Vicente Rocafuerte, Idées nécessaires à tout peuple américain indépendant qui souhaite être libre, est un recueil de traductions dont le titre articule les thèmes communs à de nombreux révolutionnaires criollos (natifs des colonies d’origine européenne) : indépendance, liberté, panaméricanisme. La sélection des textes est on ne peut plus républicaine et américaine : Common Sense (1776) et Dissertation on First Principles of Government (1796) de Thomas Paine ; le discours du 4 juillet 1821 dans lequel John Quincy Adams lut la Déclaration d’indépendance de 1776 ; et la Constitution des États-Unis de 1787. Dans le prologue, Vicente Rocafuerte explique brièvement ses choix. Il s’adresse directement à ses compatriotes « des riantes marges du fortuné Guayaquil » (province à l’ouest de l’Équateur actuel) et les enjoint à imiter « l’admirable modèle » des États-Unis d’Amérique et à se détourner des modèles politiques européens.

Issu d’une famille aristocratique de Guayaquil, Vicente Rocafuerte bénéficie d’une éducation de premier plan qui l’amena à étudier en Europe, d’abord au Collège pour nobles américains de Grenade, puis en 1800 au Collège de Saint Germain-en-Laye aux côtés de la nouvelle aristocratie impériale française et où il se lia avec Simón Bolívar. En 1813, il fut nommé représentant de sa province aux Cortes de Cadix durant la courte période de monarchie constitutionnelle de 1812-1814. Il se fit remarquer alors comme un partisan des idées libérales de la Constitution de Cadix (1812), notamment en faisant publier en Angleterre le Discours sur l’abolition des corvées d’Amérique de José Joaquín de Olmedo, autre député de la province de Guayaquil. Initialement favorable à la monarchie constitutionnelle, c’est vers 1820 que sa pensée opère un tournant républicain. En voyage en Europe, puis à Cuba et aux États-Unis entre 1820 et 1822, il ne fut qu’un observateur enthousiaste de l’indépendance de sa province de Guayaquil (1820) et de celle de ce qui deviendra l’Équateur lors de l’implosion de la Grande Colombie en 1830. Des opposants au projet impérial mexicain de Agustín de Iturbide lui demandent alors d’aller chercher de l’aide aux États-Unis et le chargent de faire campagne en faveur du régime républicain. C’est à Philadelphie, ville « refuge des opprimés, centre des lumières, rempart de la liberté et génie de l’indépendance », que Vicente Rocafuerte introduit par un prologue-pamphlet la traduction des Idées nécessaires à tout peuple américain indépendant qui souhaite être libre.

 

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Ce prologue commence par redonner les principes d’une sorte de credo républicain qui condense les expressions et idées clefs des révolutionnaires du XVIIIe siècle. Ainsi, tous les hommes sont nés égaux et « Dieu leur a concédé des droits imprescriptibles et inaliénables » que sont le droit à la vie, à la liberté et au bonheur (p. 2). « Tous les gouvernements ont été établis pour garantir ces droits » et leur autorité n’est que concédée par les gouvernés. À Vicente Rocafuerte d’imiter le style de ce « vrai décalogue politique » qu’est pour lui la Déclaration d’indépendance de 1776 : « Mais quand une série d’abus et d’usurpations suivent invariablement le même plan, qui a pour objet l’asservissement du peuple et son assujettissement au despotisme absolu, alors le peuple a le juste droit d’insurrection ».

Le modèle politique à suivre est clairement nord-américain, modèle qui a su rapprocher ses citoyens du patriotisme, des vertus et de la religion, au contraire de la Révolution française. Aux yeux de Vicente Rocafuerte, cette dernière s’est soldée par un véritable échec qui a fait reculer « la cause universelle de la liberté pour de nombreuses années » (p. 3) et fait naître des « monstres de l’humanité qui ensanglantèrent la statue de la Liberté » comme Robespierre, Saint-Just et Couthon. Elle parvint tout au plus à établir de « ridicules combinaisons politiques de Convention et Directoire qui finirent par détruire la France et l’attacher au char triomphal du despotisme de Bonaparte » (p. 4). Faisant écho au discours traduit de John Quincy Adams (p. 87), il considère que cette tendance au despotisme est européenne. Aussi, les peuples du Nouveau Monde ne doivent pas suivre les exemples politiques de l’Ancien Monde (on pense alors à la Constitution anglaise et aux constitutions révolutionnaires françaises), mais imiter les institutions de la seule véritable république moderne, celle des États-Unis d’Amérique. Le choix des textes traduits dans Idées nécessaires à tout peuple américain indépendant qui souhaite être libre reflète l’importance du modèle états-unien dans les révolutions d’Amérique latine.

Le plus influent est de loin Common Sense de Thomas Paine, cet « intrépide Britannique » qui a arraché « le sceptre despotique des mains du royalisme », formule reprise du discours de John Adams. Éminemment antimonarchiste, la pensée de Thomas Paine connaît un important succès en Amérique latine et sera le vecteur de diffusion d’une conception moderne du républicanisme. Fils d’un corsetier quaker, Thomas Paine (1737-1809) connut la renommée loin de son Angleterre natale, en Pennsylvanie où il arrive à la veille de la Guerre d’indépendance en 1774. En 1776, son pamphlet Common Sense fait de lui l’un des grands promoteurs de la cause insurgée. Cette « superbe arme de propagande dans la lutte pour l’indépendance et un chef-d’œuvre de la littérature mondiale » (Aldridge) présente des arguments rationnels en faveur de l’indépendance, du gouvernement républicain et même une esquisse de plan constitutionnel, tant et si bien qu’elle devint l’une des lectures de référence de tous ces « peuples désirant être libres ». Le texte circule de l’Amérique latine à l’Inde, en passant par Haïti, voire la Namibie.

Common Sense a déjà été traduit au moins deux fois en espagnol avant que Vicente Rocafuerte ne le fasse à son tour. C’est principalement la traduction de Manuel García de Sena, La Independencia de la Costa Firme Justificada por Thomas Paine treinta años ha (1811) qui circulait – la traduction Instinto Comun de Anselmo Nateiu, « un indigène du Pérou », étant plus confidentielle. Ces traductions sont, comme le relève Paul Cahen, plutôt des « pseudo traductions » qui s’affranchissent du format original et de la structure du texte source et font ainsi naître un Sentido Commun ou Instinto Commun quelque peu différents de la version originale. Si elle écarte à dessein certains passages, la traduction de Vicente Rocafuerte se distingue des précédentes par une plus grande fidélité et précision conceptuelle. Ce traducteur admire, en effet, le style de Common Sense qu’il juge « si élégant, si persuasif, si énergique, si politique et si plein de sagesse, de moralité et de philosophie » (p. 13).

En plus d’être aussi énergique, politique que persuasif, la grande force du pamphlet de Thomas Paine repose sur son style simple et direct. Ce style, qui préfère les images aussi parlantes que terre à terre aux citations savantes, lui valut la critique de n’être qu’un simple vulgarisateur de John Locke. Contrairement aux écrits d’auteurs politiques plus savants, comme ceux de son grand adversaire Edmund Burke, Thomas Paine est lu à haute voix dans les tavernes et les rues et ses idées sont connues par un large public. Si, selon Paul Cahen, Common Sense devient « l’évangile de l’Independence en Amérique latine », ce n’est pas uniquement parce qu’il rejoint les idées des penseurs de l’École de Salamanque (Francisco de Vitoria, Francisco Suarez ou Juan de Mariana) ou encore celles de Rousseau et de Locke, mais aussi par sa capacité à toucher autant les classes populaires que les élites lettrées sensibles à la cause indépendantiste.

 

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Dans la grande majorité des cas, les variations de la traduction de Vicente Rocafuerte révèlent son souci de rendre plus compréhensibles et actuelles certaines idées ou exemples. Il remplace par exemple la Turquie par la France de Bonaparte et des Bourbon comme l’archétype du gouvernement despotique, ou il ajoute quelques termes lorsqu’il le juge nécessaire pour renforcer une idée. Mais ce sont surtout les disparitions de phrases et sections entières qui témoignent de l’appropriation politique de la traduction. D’abord, Vicente Rocafuerte fait le choix de ne traduire que la moitié du pamphlet, jugeant sans doute le reste peu utile à sa cause. En effet, l’introduction de Thomas Paine à son pamphlet et ses réflexions sur l’état des treize colonies en 1776 n’ont qu’un intérêt limité pour un lecteur latino-américain de 1821. Les arguments antimonarchistes des deux premières sections de Common Sense entrent par contre directement en écho avec les revendications indépendantistes du moment.

Deux petites phrases posent particulièrement problème aux traducteurs espagnols. Il s’agit de la fin d’un argument de Common Sense où Thomas Paine utilise deux passages du premier livre de Samuel (Samuel 8 : 20 et 12 :18) afin de démontrer que la monarchie est contraire à la parole divine. Ce passage intéresse particulièrement Vicente Rocafuerte, qui l’accompagne d’une note qui s’étend sur trois pages (p. 33-35) et l’amène à appuyer les conclusions de Common Sense. Il traduit ainsi au plus près du texte original que « le Tout-puissant y a inscrit son opposition au gouvernement monarchique, cela est vrai, ou alors les Écritures sont fausses ». Néanmoins, comme García de Sena en 1811, Vicente Rocafuerte fait disparaître les deux phrases qui suivent et concluent l’argument : « Et l’homme a de bonnes raisons de croire qu’il y a autant de savoir-faire royal (kingcraft) que de la prêtrise dans le fait de cacher l’Écriture au public dans les pays papistes. Car la monarchie est à tous les égards la papauté du gouvernement ». La traduction de Anselmo Nateiu est la seule qui traduit ce passage partiellement en laissant les mots problématiques en blanc (un simple « s » pour sacerdocio, un « c » pour católico, ou un « p » pour papismo) afin, semblerait-il, d’éviter la censure officielle.

La disparition de ce passage semble, dans le cas de la traduction de Vicente Rocafuerte, relever d’une stratégie de traduction différente. Il ne s’agit pas tant de se prémunir d’une censure officielle que de catholiciser un texte à l’origine destiné à un public majoritairement protestant. L’anticléricalisme et l’antipapisme de la formule s’accordent en effet mal avec la reconnaissance comme culte d’État du catholicisme dans de nombreuses constitutions et projets de constitution d’Amérique latine au XIXe siècle. C’est par exemple le cas dans la « Constitution de Guayaquil » de 1820, province d’origine du traducteur. S’il réprouve l’anticléricalisme aveugle, Vicente Rocafuerte n’en défend pas moins « le sublime système de liberté politique et de tolérance évangélique » états-unien (p. 18). Avec les libertés politiques et mercantiles, les libertés religieuses constituent en effet l’un des trois piliers de la civilisation moderne, comme il l’explique ultérieurement dans son Essai sur la tolérance religieuse (1831).

 

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Le système politique états-unien s’impose donc aux yeux de Vicente Rocafuerte comme le modèle à suivre pour les républiques hispano-américaines naissantes. Il serait le seul modèle à concilier ces libertés. La Dissertation sur les premiers principes de gouvernement est particulièrement intéressante à cet égard non seulement parce qu’elle est une synthèse efficace de la pensée politique painéenne, mais surtout car elle articule libertés politiques et libertés économiques. Ces deux types de libertés étant indissociables : « le commerce – écrit Vicente Rocafuerte – est le compagnon inséparable de la liberté et de la richesse nationale et ne peut exister que sous les auspices des gouvernements libéraux » (p. 15).

Ce pamphlet que Thomas Paine a écrit en 1795 pour faire connaître sa pensée en Hollande est aussi une critique du régime censitaire mis en place par la Constitution de l’An III, « ridicule combinaison politique de Directoire » pour reprendre les termes du prologue. L’auteur plaide pour la démocratie représentative fondée sur les droits de l’homme, le constitutionnalisme et le suffrage universel masculin. Dans la dissertation, il développe un argumentaire qui lie la question de l’inégalité politique à celle de l’inégalité économique. Il refuse l’idée selon laquelle le vote doit être réservé aux propriétaires aisés, soi-disant plus instruits et plus intéressés à la chose publique. Faisant du droit de vote le droit par lequel tous les autres droits sont garantis, il juge qu’une telle mesure n’est rien d’autre qu’une monopolisation des droits par une classe qui doit sa richesse moins à ses talents qu’au hasard voire à des procédés malhonnêtes : « De même que la propriété bien acquise est mieux garantie par l’égalité des droits, une propriété mal acquise doit sa protection à un monopole des droits. Celui qui a volé sa propriété à autrui s’obstinera alors à le priver de ses droits car, quand le voleur se fait législateur, il se croit en sécurité » (p. 72).

L’argument et le vocabulaire de Thomas Paine dans la Dissertation sont marqués par la pensée d’Adam Smith, dont Vicente Rocafuerte est par ailleurs l’un des promoteurs en Amérique Latine. Aussi, ce « monopole des droits » dont parle la Dissertation constitue une définition des privilèges qui, dans les termes de l’économie politique, est revêtue d’une forte charge morale. Pour Adam Smith, en plus d’être peu efficace en termes de satisfaction des besoins du marché, le monopole est un obstacle sérieux à l’atteinte du prix naturel, c’est-à-dire du prix « juste », « raisonnable » et « modéré » des choses. Comme l’explique Benoît Walraevens, la concurrence libre et équitable agit dans la pensée smithienne comme un cadre institutionnel favorisant le développement des vertus de frugalité, prudence, industrie, équité et probité autant pour les demandeurs d’un bien que pour ceux qui l’offrent. Le monopole naissant des inégalités économiques excessives, une société libre se doit de juguler ces dernières, sans quoi elles représentent un risque sérieux pour l’ordre et la stabilité du régime.

Thomas Paine fait sienne cette ligne de raisonnement, en expliquant que si à l’état de nature les hommes sont égaux en droit mais non en pouvoir (certains étant plus forts ou capables que les autres), le but de l’état de société est d’égaliser les pouvoirs afin de garantir l’égale jouissance des droits. Cela l’amène à proposer dans Agrarian Justice (1797), l’introduction d’une allocation universelle versée à tous les citoyens et citoyennes à titre d’indemnité pour la dépossession de leur héritage naturel qu’est la jouissance de la terre et de ses fruits causée par la constitution de monopoles terriens. Si la Dissertation ne propose aucune mesure de justice distributive de ce type, elle n’en énonce pas moins des idées radicales. Elle présente notamment l’égalité des droits dans une perspective intergénérationnelle : les générations présentes ne devant pas déposséder de leurs droits les générations futures.

La traduction du Discours du 4 juillet 1821 du président John Quincy Adams vient conclure les arguments antimonarchiques et indépendantistes de Common Sense. Ce discours commémore la lutte pour l’indépendance et célèbre le sacrifice des martyrs de la révolution américaine sur l’autel de la justice et de la liberté. L’orateur fait un survol de l’histoire des États- Unis, des premières colonies et leur charte des libertés, puis celles des injustices qui ont conduit à l’indépendance. Le parallèle avec la situation des colonies hispano-américaines est facile à établir. Il suffirait de remplacer les termes « britannique », « Angleterre », les noms des ministres et souverains par leurs équivalents espagnols pour que le discours puisse être prononcé par n’importe quel dirigeant d’une république indépendante d’Amérique latine.

Il en va de même pour la Déclaration d’indépendance. Celle-ci, interdite dans les colonies espagnoles, a circulé clandestinement parmi les élites latino-américaines, aussi bien en version originale qu’ à travers des traductions. Manuel García de Sena l’avait déjà traduite aux côté des textes de Thomas Paine en 1811. Vicente Rocafuerte ajoute deux notes à sa traduction : la première explique brièvement l’institution du jury (p. 107) et la seconde suggère une possible adaptation du texte « en faveur des américains du Sud » et ajoute que les gouvernements d’Espagne « veulent nous gouverner sans plus de droits que nous en avons à les gouverner » (p. 109). La traduction des articles de la confédération et de la Constitution de 1787 vient conclure l’argumentaire de la Dissertation on First Principles of Government en offrant un modèle constitutionnel éprouvé par bientôt un demi-siècle d’histoire. Cette constitution étant la pierre angulaire du système politique états-unien, en donner la traduction participe à diffuser un véritable modèle de gouvernement qu’il suffirait d’adapter aux circonstances locales.

L’utilité concrète des Idées nécessaires à tout peuple américain indépendant est en définitive de mettre au service des hispanophones américains un ensemble de textes favorables à la cause de l’indépendance et de l’instauration d’une république « à l’américaine ». Ce recueil apparaît ainsi comme un guide pratique. Un véritable manuel républicain.

 


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Pour citer ce document

Vicente Rocafuerte, Idées nécessaires à tout peuple américain indépendant qui souhaite être libre, [Philadelphie, 1821], présenté par Henri-Pierre Mottironi, dans Olivier Christin et Alexandre Frondizi (dir.), Bibliothèque numérique du projet Républicanismes méridionaux, UniNe/FNS, 10 novembre 2021, URL : https://unine.ch/republicanism/home/bibnum/catechismes/24.html