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Le Grand Cahier, La Preuve et Le Troisième Mensonge en version kurde
Salahaden Bayazedi
Salahaden Bayazedi, Kurde d’Iran et demandeur d’asile en Suisse, a publié la première traduction kurde de la célèbre trilogie d’Agota Kristof (Le Grand Cahier, La Preuve et Le Troisième Mensonge). Laquelle, comme lui, a étudié à l’ILCF ! Rencontre.
Salahaden Bayazedi
Salahaden Bayazedi est arrivé en Suisse fin 2007, son engagement aux côtés des mouvements indépendantistes kurdes l’ayant contraint à l’exil. A l’époque, il ne parle pas un mot de français. «Même pas bonjour», précise-t-il. Demandeur d’asile, il est d’abord intégré au camp de Vallorbe. Puis transféré en Valais. Passionné de littérature depuis toujours, il souhaite poursuivre des études. En 2013, il est autorisé à s’installer à Neuchâtel pour y suivre les cours de l’ILCF, l’Institut de langue et civilisation françaises de l’UniNE.
Parallélismes
A l’ILCF, Salahaden passera quatre semestres, le temps nécessaire pour obtenir son certificat. C’est au cours de ces deux années qu’il découvre Agota Kristof, née en Hongrie en 1935, qui avait quitté son pays en 1956 pour fuir l’invasion soviétique, et s’était établie à Neuchâtel. C’est là qu’elle écrira la plus grande partie de son œuvre, en français, sa langue d'adoption. Prix Schiller en 2005, elle est décédée en 2011 et est déjà traduite dans une quarantaine de langues.
«Un jour, un ami m’a dit que je devrais lire Le Grand Cahier, se souvient Salahaden Bayazedi. Ce que j’ai fait. J’ai trouvé le texte assez accessible et je me suis dit que je pourrais le traduire. J’avais déjà travaillé à des traductions en kurde, du turc notamment. Et comme j’ai toujours eu une grande passion pour la littérature française, c’était l’occasion !»
Au-delà de l’intérêt de l’œuvre d’Agota Kristof, c’est le parallélisme entre sa propre situation et celle qu’avait connue l’écrivain qui frappe Salahaden: «Elle a suivi le même chemin que moi. Elle a fui son pays, est venue en Suisse, a dû passer par plusieurs types de permis pour devenir Suissesse, a suivi les cours de l’ILCF. Elle a appris le français très tard et a écrit dans cette langue. En fait, elle m’a donné le courage nécessaire pour continuer mon apprentissage du français», constate-t-il.
Dans L’analphabète (Ed. Zoé), Agota Kristof, évoque d’ailleurs son rapport au français et son passage à l’Université de Neuchâtel : «Cinq ans après être arrivée en Suisse, je parle le français, mais je ne le lis pas. Je suis redevenue une analphabète. Moi, qui savais lire à l’âge de quatre ans. Je connais les mots. Quand je les lis, je ne les reconnais pas. […] Mon enfant va bientôt avoir six ans, elle va commencer l’école. Moi aussi, je commence, je recommence l’école. A l’âge de vingt-six ans, je m’inscris aux cours d’été de l’Université de Neuchâtel, pour apprendre à lire […] Deux ans après, j’obtiens mon Certificat d’Etudes françaises avec mention honorable. Je sais lire, je sais de nouveau lire. Je peux lire Victor Hugo, Rousseau, Voltaire, Sartre, Camus, Michaux, Francis Ponge, Sade, tout ce que je veux lire en français, et aussi les auteurs non français, mais traduits, Faulkner, Steinbeck, Hemingway. C’est plein de livres, de livres compréhensibles, enfin, pour moi aussi.»
D’Irak en Iran
Salahaden traduit donc Le Grand Cahier. Puis, convaincu qu’il n’obtiendra pas l’autorisation de publier en Iran, se met en contact avec un éditeur du Kurdistan irakien. Lequel accepte le projet. Le Grand Cahier est donc publié, tiré à 1000 exemplaires. Publication que va ensuite découvrir l’éditeur iranien Mang Publications, basé à Téhéran. Et c’est lui qui va démarcher Salahaden Bayazedi pour que l’ensemble de la trilogie d’Agota Kristof soit publiée en version kurde en Iran.
Surprise et bonheur pour Salahaden : «Au départ, je n’y ai pas cru ! Au vu de ma situation, je ne pensais pas que l’éditeur pourrait obtenir l’autorisation nécessaire. Pour moi, c’est un sentiment très fort : il y a longtemps que je n’habite plus en Iran et finalement j’y suis quand même revenu, à travers les livres. Pour ma famille, mes amis là-bas, cela a été très fort aussi».
A travers quelles thématiques, selon lui, les mots d’Agota Kristof peuvent-ils toucher les lecteurs kurdes d’Iran ou d’Irak ? «La dureté de la vie. Le conflit entre langue maternelle et langue des occupants. Peut-être aussi la notion de frontière, bien présente chez Agota Kristof. Or nous-mêmes, Kurdes, vivons souvent dans des zones de frontières».
Avenir encore flou
Depuis, Salahaden Bayazedi a déjà traduit Heidi en kurde, et s’est attaqué à L’usage du monde de Nicolas Bouvier, parce que celui-ci avait voyagé dans sa région d’origine, celle de la ville de Mahabad, proche de la frontière irakienne. Mais il a mis cet ouvrage momentanément de côté, en attendant de mieux maîtriser encore le français. Quoi qu’il en soit, il compte consacrer sa vie à la traduction. «La maison d’édition était très positive et m’a encouragé à continuer», dit-il, souriant.
Où, comment ? A voir. Pour l’heure, un retour en Iran n’est pas envisageable. « Avec le régime actuel, je n’ai aucun espoir de retourner en Iran. Ce serait dangereux. Bien sûr, j’aimerais revoir mes proches, mais pour le moment ce n’est pas possible », constate Salahaden. Quant à sa demande d’asile, elle est en attente de réponse : «C’est dur aussi, la politique d’asile en Suisse… Actuellement je vis à la Cité des étudiants à Neuchâtel, mais à la demande du Valais, je vais devoir retourner là-bas. Pourtant je compte poursuivre mes études à Neuchâtel.»
Demandeur d’asile, non, le statut n’est pas aisé à porter. Et l’ILCF, qui compte plus de 400 étudiants de plus de 40 nationalités, dont environ 140 à temps complet, a été pour Salahaden Bayazedi une parenthèse heureuse : «C’est la première fois en Suisse que je ne me suis pas senti comme un étranger. J’étais comme tous les autres, avec des profs sympathiques, qui ne me jugeaient pas. C’est une expérience que j’ai aimée. C’était ma deuxième maison. En tant que demandeur d’asile, on a souvent le sentiment de portes fermées. Là, je ne l’ai jamais ressenti».
A noter que ce n’est pas la première fois qu’un étudiant de l’ILCF fait connaître la littérature neuchâteloise au-delà des frontières suisses. En 2005, une étudiante du Cours d’été, Julieta Moleanu, avait ainsi traduit pour la première fois en roumain Meilleures pensées des abattoirs de Jean-Bernard Vuillème.