Thomas Paine
La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires
Paris, 1797
Présenté par Henri-Pierre Mottironi
Présentation
Justice agraire, pamphlet jusqu’à une période encore récente « le plus négligé des œuvres de Thomas Paine » (Gregory Claeys), défend l’idée d’un revenu de base inconditionnel ou d’une allocation universelle. Il s’agit, derrière cette mesure novatrice et radicale, de verser à tous les citoyens et citoyennes une rente pour leur assurer les conditions matérielles minimales d’une vie digne. Si on trouve déjà dans Utopia de Thomas More une première formulation de cette idée, Paine est le premier à proposer une défense complète d’un revenu de base sans aucune condition (preuve de travail, d’absence de ressources, etc.). Dans ses grandes lignes, il conçoit cette allocation comme une indemnité compensant la perte du droit de jouir des fruits de la terre induite par l’introduction de la propriété foncière (p. 20). Mais sa proposition attaque de front une question républicaine aussi épineuse qu’ancienne, celle des lois agraires qu’énonce le titre complet en français : À la Législature et au Directoire, ou La Justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires.
Écrit pendant l’hiver 1795-1796, c’est en 1797 que Justice agraire paraît en France dans un contexte politique complexe. Il existe en vérité deux traductions en français, toutes deux de 1797 (an V). La version ici présentée est la première et la plus connue. Paine n’a pas pu la superviser personnellement, ayant confié cette tâche « à un ami » alors qu’il rejoignait Le Havre pour tenter de retourner en Amérique. La seconde version, supervisée directement par Paine, est plus proche du texte original, comme en témoigne un titre plus conforme au vocabulaire painéen : La justice agraire opposée à la loi et monopole agraire, ou plan d’amélioration du sort des hommes. Choix du traducteur – peut-être son ami Nicolas Bonneville –, le titre de la première version remplace le terme monopole par celui de privilège, terme certes moins fidèle mais sans doute plus actuel pour un Français de 1797.
Le texte est en effet publié en France alors que le Directoire a connu deux tentatives de renversement que l’on associe respectivement aux partisans des lois agraires et à ceux des privilèges agraires. La première, la fameuse Conjuration des Égaux (1796) de Gracchus Babeuf a poussé l’idée de loi agraire à son extrême, en prévoyant notamment d’abolir la propriété privée. Les lois agraires sont ces lois qui firent grand bruit sous la République romaine, notamment celles des Gracques visant à redistribuer aux citoyens pauvres des terres de l’Ager publicus. Cause de tensions politiques à Rome et source de la décadence de la république selon Machiavel, la question est reposée en France avec le débat sur la vente des biens du clergé et des émigrés.
La seconde tentative concerne le coup d’État manqué le 17 fructidor an V par les royalistes du club de Clichy, partisans de ce que cette traduction nomme le « privilège agraire ». Il s’agit d’une tentative de renversement du Directoire par la majorité royaliste au Conseil des Cinq Cents en mettant en accusation les triumvirs Barras, Reubell et La Réveillière. Cette mise en accusation légale poussa les triumvirs à fomenter un véritable putsch militaire, à faire occuper Paris et arrêter les chefs de file « clichyens » dans la nuit du 17 au 18 fructidor. Pour justifier le putsch et les arrestations des meneurs royalistes, on prétexta l’imminence d’un coup d’État royaliste évité de justesse grâce à l’intervention rapide et ferme des triumvirs.
En cela, l’adresse au Directoire et à la législature des deux versions françaises d’Agrarian Justice défend ouvertement le régime contre ses ennemis qu’ils soient proches des royalistes ou des babouvistes. Si pour certains commentateurs, Paine se fit alors le propagandiste du nouveau régime, comme avec sa Lettre au peuple français sur la journée du 18 fructidor (1797), ce pamphlet ne saurait se résumer à un texte de circonstance. Antiroyaliste notoire, un des pères de la Révolution américaine et figure du républicanisme atlantique, Paine reste fidèle aux idées développées dans tous ses pamphlets politiques. Il prône une position particulièrement radicale qui conçoit la liberté et la république contre les privilèges et monopoles économiques et politiques. Les circonstances politiques françaises viennent dans le cas de Justice agraire servir sa cause.
Ce pamphlet s’adresse en vérité à deux publics différents : un public français et un public anglo-américain. Pour ce dernier public, ce texte est à la fois un complément à The Rights of Man, écrit en réaction aux Reflections on the Revolution in France (1790) de Burke, mais surtout une réponse au sermon de l’évêque de Llandaff faisant de la division entre pauvres et riches un signe de la sagesse divine. Alors que dans la première traduction ce pamphlet se présente sous un jour plus politique, la traduction supervisée par Paine prend une dimension théologique. Il y ajoute une préface où il explique répondre à Richard Watson, évêque de Llandaff et principal détracteur de son œuvre The Age of Reason, pamphlet qui avec The Rights of Man a suscité « un nombre extraordinaire de répliques dans le monde anglo-saxon » (Nathalie Caron). En effet, Paine entreprend dans Le Siècle de la Raison une forme de critique interne de la Bible et un plaidoyer pour le déisme qui, bien que renouant avec les grands thèmes chers aux free-thinkers anglo-saxons, achève de faire de lui une figure aussi centrale qu’ambivalente.
Dans cette préface, Paine attaque directement un sermon de Watson qui fait de la division entre pauvres et riches un signe de la sagesse divine : « Jamais nous n’avons entendu parler de riches par le droit divin, ni de pauvres par le droit divin. Cet évêque a le mérite d’être le premier sycophante qui ait propagé cette fausse et détestable absurdité. […] La religion pratique consiste à faire le bien, et la seule manière de servir Dieu, c’est de travailler au bonheur de ses créatures ; toute prédication qui n’a pas cet objet pour but est une absurdité et une hypocrisie ». L’expression « religion pratique » appuie sur le lien entre ses croyances religieuses et ses idées politiques, lien souvent négligé dans l’étude des écrits de Paine. Fils de quaker, il n’est guère étonnant qu’il revendique son déisme et défende des positions refusant l’idée de hiérarchie naturelle. Il montre contre Llandaff que la pauvreté est le résultat de la monopolisation des terres agricoles par les propriétaires fonciers et non le fruit de la volonté divine. Sous cet angle politico-spirituel Justice agraire peut s’interpréter comme un acte de religion pratique, une manière de « servir Dieu » à travers une proposition de réforme travaillant « au bonheur de ses créatures ».
La traduction non supervisée préfère mettre l’accent sur l’actualité politique, en présentant Justice agraire comme une proposition de réforme opposée aux idées qui ont animé la Conjuration des Égaux et celles qui motivaient la conspiration royaliste de fructidor. On pourrait presque croire que l’on cherche à faire passer Justice agraire pour un texte relativement modéré. Or, ce pamphlet est rédigé à la suite de sa Dissertation sur les premiers principes de gouvernement (1795) où Paine soutient une position plutôt radicale. Il y reprend les thèses soutenues dans The Rights of Man, initialement pour soutenir les révolutionnaires bataves, pour attaquer le suffrage censitaire introduit par la Constitution française de l’an III et contre François-Antoine de Boissy d’Anglas. Aussi, Justice agraire complète la Dissertation par un plan concret de réforme politique et sociale républicaine radicale qui renverse la logique justifiant la limitation de la citoyenneté active. Il ne s’agit pas pour lui d’octroyer le droit de vote uniquement aux propriétaires ou aux principaux contributeurs fiscaux, mais de faciliter l’accès à la propriété à tous les citoyens pour assurer les conditions matérielles de l’exercice de leurs droits politiques.
Au-delà de l’ajout d’une préface dans la seconde traduction et des variations terminologiques, l’argument reste fondamentalement le même dans les deux traductions françaises de 1797. Justice agraire reprend les éléments clefs de la doctrine lockéenne et des penseurs des Lumières écossaises et les adapte au service d’un argument liant liberté, droits politiques et justice distributive. Bien que Paine soutienne qu’il n’a jamais lu Locke, on peut supposer qu’il connaît sa pensée à travers des auteurs comme Adam Smith, d’où les accents lockéens de certains passages et prémisses de Justice agraire.
Locke, puis Paine partent de l’homme tel qu’ils l’imaginent à l’état de nature afin de remonter aux racines du droit : les lois de nature. Tous deux pensent qu’il suffit de regarder les « Indiens d’Amérique du Nord » pour avoir un exemple de l’individu à l’état de nature, état où tous sont libres, indépendants et égaux. Paine défend toutefois une vision plus évolutionniste de la civilisation marquée par les Lumières écossaises, où le premier stade, celui des chasseurs-cueilleurs, est assimilé à l’état de nature. Cette vision de la civilisation évoluant par stades fait de la condition de l’homme à l’état de nature une forme de seuil de pauvreté dans la pensée painéenne. Si, pour lui, la civilisation a ses avantages (la sauvegarde de la propriété, les arts et la technique, etc.), son principal inconvénient est de produire de la misère, une situation de dénuement telle qu’un individu jouit de moins de droits qu’un homme naturel : « On n’aperçoit chez eux [les Amérindiens] aucun vestige de la misère humaine, dont toutes les villes de l’Europe nous présentent le hideux spectacle. L’indigence est donc un des fruits qu’a produit la vie civilisée » (p. 13).
Le but de la civilisation, nous dit Paine, est que tous soient dans une situation meilleure que celle où ils étaient avant son instauration. Autrement dit, il fait de la condition de l’homme de nature une sorte de seuil de pauvreté en dessous duquel aucun homme ne devrait tomber. La misère est donc la preuve que ce que l’on appelle « civilisation » a failli en rendant plus misérables certains que ne le sont les Amérindiens. Les sociétés « civilisées » d’Europe ont pour lui rendu plus riche une partie des hommes, en réduisant plus de la moitié de leurs semblables à une condition encore plus misérable que celle des hommes à l’état de nature.
Paine n’en appelle pas pour autant à un retour en arrière, tout simplement impossible à ses yeux. Marque de civilisation, l’agriculture est en effet nécessaire en société ; elle permet de pourvoir aux besoins d’une population nombreuse. Justice agraire entend apporter la solution à ce fléau qu’est la misère de son époque, tout en préservant les avantages apportés par la société : « Il s’agit donc alors de remédier aux inconvénients que le passage de l’état de nature à celui de la civilisation a produits dans la société, et d’en conserver en même temps tous les avantages » (p. 14).
L’allocation universelle ou rente painéenne est la plus radicale de ses propositions de redistribution des richesses. Elle s’attaque à ce qui est à ses yeux la racine à la fois des bienfaits et des défauts de la société : la propriété foncière. Paine constate que la propriété des uns retire la jouissance des fruits de ces terres aux autres, violant le but de la civilisation qui est de placer les êtres humains dans un état plus avantageux qu’ils ne l’étaient à l’état de nature. Il est vrai, nous dit-il, que l’agriculture est une grande invention humaine améliorant les capacités de la nature en décuplant la productivité des terres. Mais la propriété qui est liée au travail du sol crée des monopoles ou des situations similaires : « les privilèges de la propriété exclusive dont elle [l’agriculture] a été suivie, ont produit des effets très funestes. Chez toutes les nations ils ont dépouillé une grande moitié des habitants de leur héritage naturel, sans songer à les indemniser d’une spoliation qui a entraîné un excès d’indigence et de misère dont il n’y avait pas eu jusque-là d’exemple » (p.18-19). Notons que dans la traduction supervisée par Paine, on ne parle pas de « privilèges de la propriété exclusive », mais de monopole territorial, formule plus efficace et proche du vocabulaire painéen.
Paine considère que cette indemnisation relève d’un droit de tous les hommes de jouir des fruits de la terre qui implique une forme de redevance de la part des propriétaires à toute la communauté humaine. En effet, si chez Locke le travail de la terre octroie ses fruits exclusivement à celui qui la travaille pour autant que l’appropriation initiale laisse assez de cette ressource naturelle quantitativement et qualitativement à autrui, Paine pense qu’un tel travail du sol ne donne un droit que sur la « valeur ajoutée » par les améliorations effectuées et non sur la totalité de l’objet travaillé. Comme la jouissance des ressources naturelles est un droit inaliénable de l’homme, nulle amélioration ne saurait conférer à son auteur la possession totale et exclusive d’un objet sans nier le droit d’égale jouissance des ressources naturelles.
Toutefois, la propriété terrienne est, si ce n’est une nécessité à « l’état civilisé », une invention utile avec laquelle on doit s’accommoder, car elle a permis à la terre d’assurer la subsistance de plus d’individus que les terres non cultivées de l’état de nature. Dès lors, « tout possesseur de la terre doit par conséquent à la communauté ou société une rente foncière ; car je ne connais point d’autre terme qui puisse mieux expliquer l’idée de cette redevance, et c’est cette rente foncière qui doit produire les fonds que le présent ouvrage propose » (p. 16). C’est de cette rente foncière qu’émane l’idée d’une rente universelle et inconditionnelle octroyée à chaque personne adulte en guise de compensation pour les pertes de « son héritage naturel » causées par l’introduction du système de propriété foncière.
L’homme ne possède donc nullement la pleine et entière propriété de la terre, mais n’a que le droit de l’occuper et de jouir de ses fruits sous conditions. Paine conçoit la terre comme un « don que le créateur a fait en commun à la race humaine » (p. 36), « race humaine » renvoyant à la fois aux générations existantes et à venir. Selon Robert Lamb, cela implique, d’une part, que chaque génération a le droit de repenser fondamentalement le droit de propriété et, d’autre part, que les générations présentes doivent préserver l’héritage naturel des générations futures. Paine semble rejoindre ainsi son ami Thomas Jefferson sur le fait que la terre n’est possédée par les vivants qu’en usufruit, ce qui ouvre la voie à une interprétation plus « écologiste » de Justice agraire.
Il est toutefois important de noter que chez Paine l’égalité n’est dans l’état de nature pas uniquement une égalité de statut ou une égalité face aux lois de la nature. Elle est aussi une égale possibilité de jouissance de ses droits humains. Cette misère dont il parle dans Justice agraire ne se définit pas en termes matériels, mais en termes de capacités réelles pour les hommes d’exercer leurs droits, au premier chef desquels le droit de jouir des fruits de la terre. Il s’agit de laisser aux générations futures la même possibilité de jouissance de leurs droits naturels, tout en permettant l’évolution de la société qui est supposée raffiner les droits naturels des humains et même ajouter des droits supplémentaires.
Dans The Rights of Man, Paine mobilise l’idée du stock commun que l’on retrouve chez de nombreux penseurs contractualises pour expliquer que la société ne fait qu’ajouter des droits aux droits de nature de ses membres : « Il dépose donc ce droit [de nature] dans le stock commun de la société, et prend le bras de la société de laquelle il fait partie de préférence et en plus de ses propres droits. La Société ne lui octroie rien. Chaque homme est un propriétaire dans la société, et puise de droit dans le capital ». Cette rente devient donc l’expression en société d’un droit à la subsistance, mais elle est plus qu’un acte de charité. Elle devient l’équivalent d’un droit au dividende ou, pour être plus précis, d’un droit de jouissance d’un bien collectif garanti non pas par la constitution, mais par les droits de l’homme.
Aussi, la rente painéenne s’inscrit dans ce que Gergory Claeys nomme la « dette sociale » dont les propriétaires terriens seraient les débiteurs à l’instar de tout autre propriétaire. Cette dette sociale est aussi intergénérationnelle, ce qui va dans le sens d’interprétations écologistes de Justice agraire. En cela, Paine se distancie de Locke, ou du moins de son interprétation individualiste-propriétariste, la propriété personnelle ne précédant pas la société chez lui.
Par ailleurs, à la lumière de The Rights of Man, la rente painéenne est aussi une de ces mesures qui garantit les droits individuels en luttant contre les monopoles. Dans Justice agraire, il s’agit de limiter les monopoles terriens afin de garantir aux hommes l’exercice de leur droit à jouir des fruits de la terre. Mais cette idée s’applique plus largement à tous les « monopoles de droits » qui représentent autant d’entraves à l’exercice des libertés individuelles. Dans le débat politique français du début du Directoire, Paine s’est illustré comme un opposant au suffrage censitaire, notamment lors de son discours à la Convention du 7 juillet 1797. Pour lui, le suffrage censitaire est un monopole des droits politiques : « Un Anglais n’est pas libre dans son propre pays : chacun de ces lieux [les chartered monopolies] place une barrière sur son chemin, et lui dit qu’il n’est pas un homme libre – qu’il n’a pas de droits ». Aussi, il ne suffit pas d’avoir des droits, il faut avoir la possibilité de les exercer pour qu’un individu puisse être déclaré libre.
C’est là où Justice agraire s’adosse à la Dissertation sur les premiers principes de gouvernement et se rapproche de la pensée politique d’Adam Smith. Ces « monopoles de droits » dont parle la Dissertation constituent une définition des privilèges qui, dans les termes de l’économie politique, est revêtue d’une charge morale forte. On le sait, en plus d’être peu efficace en termes de satisfaction des besoins du marché, le monopole est chez Smith un obstacle sérieux à l’atteinte du prix naturel, qui est défini comme le prix juste, raisonnable et modéré des choses. Comme l’explique Benoît Walraevens, la concurrence libre et équitable devient ainsi un cadre institutionnel favorisant le développement des vertus de frugalité, prudence, industrie, équité et probité autant pour les demandeurs d’un bien que pour ceux qui l’offrent. Le monopole naissant des inégalités économiques excessives, une société libre se doit de les juguler sans quoi ces dernières représentent un risque sérieux pour l’ordre et la stabilité du régime.
Paine fait sienne cette ligne de raisonnement dans la Dissertation de 1795, en expliquant que si à l’état de nature les hommes sont égaux en droits, ils sont naturellement inégaux en termes de pouvoirs, entendus comme capacités d’agir. Des inégalités naturelles de pouvoirs résultent du fait que certains sont plus forts, habiles ou intelligents que d’autres. La Dissertation pose que le but de l’état de société est d’égaliser les pouvoirs afin de garantir l’égale jouissance des droits. Justice agraire avance une mesure concrète qui permettrait d’atteindre un tel but : l’allocation universelle.
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Pour citer ce document
Thomas Paine, La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires, [Paris, 1797], présenté par Henri-Pierre Mottironi, dans Olivier Christin et Alexandre Frondizi (dir.), Bibliothèque numérique du projet Républicanismes méridionaux, UniNe/FNS, 23 mai 2022, URL : https://unine.ch/republicanism/home/bibnum/31.html