Émile Littré
Conservation, révolution et positivisme
Paris, 1879 [1e éd. 1852]
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Présenté par Vincent Peillon
Présentation
D’un livre à l’autre ?
La seconde édition du livre Conservation, révolution, positivisme, publiée par Émile Littré en 1879, deux ans seulement avant sa mort[1], est un objet intellectuel totalement original et à notre connaissance sans équivalent. C’est à la fois un témoignage rare sur l’évolution d’un esprit -et quel esprit !- et une des sources les plus riches pour comprendre les problèmes qui se sont posés aux républicains dans la période qui va de la deuxième à la troisième République et sur ce que fut la philosophie positiviste dans ce moment de fondation lié à la politique des « opportunistes »[2].
La première édition de cet ouvrage date de 1852, soit 27 années plus tôt. Il s’agissait alors d’un recueil d’articles publiés dans le journal Le National entre le 16 juillet 1849 et 2 octobre 1851[3]. La « Préface » écrite en janvier 1879 relate les conditions de parution de cette première édition, terminée avant la fin de 1851 mais publiée seulement, par « prudence », au début 1852, dans la crainte des effets du coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte le 2 décembre[4].
Au sujet de Louis Napoléon Bonaparte, le jugement de Littré le républicain est sans appel : « Malheureusement, la suite a montré que l’homme qui avait donné le coup mortel à la République était destiné à donner aussi à la France un coup presque aussi mortel. De 1852 à 1870, on eut quatre guerres, celles de Crimée, d’Italie, du Mexique et d’Allemagne, c’est-à-dire une grande guerre tous les quatre ans. L’empire, c’est la paix. O suffrage universel, quelle bévue tu commis le 10 décembre 1848 ! La dernière guerre fit prendre Paris, démembra la France, et la jeta expirante aux pieds de l’ennemi, exactement comme l’avait fait l’autre Bonaparte en 1814 et en 1815. C’est la destinée de ces gens-là. »[5]. Littré ne cache pas la répugnance morale et politique qu’il éprouve pour le régime de Napoléon III. Son intransigeance fut totale : « je ne prêtai aucun serment, je ne retirai jamais ma carte d’électeur, et je restai étranger à tout ce qui était officiel. »[6].
Ce jugement implacable sur Napoléon III ne signifie aucunement, a contrario, qu’Émile Littré fut un partisan enthousiaste de la révolution de Février. De son propre aveu, en 1848, il ne se souciait pas de la préparation de l’insurrection, pas davantage d’ailleurs de cette dernière : il essayait « de défendre la régence avec la duchesse d’Orléans et le comte de Paris »[7]. Ce n’est pas être véritablement à la pointe du combat. Son jugement sur Février 1848 est en réalité sévère : « J’ai dit plus d’une fois que l’imprudence de Louis-Philippe n’avait pas été digne d’un chef d’État, en risquant en un temps si troublé le soulèvement d’un seul pavé, d’une seule barricade pour l’adjonction des capacités aux listes électorales. Mais, si cela est vrai du roi et de ses ministres, cela l’est aussi de ceux qui conduisirent les choses au seuil de l’insurrection ; la question, pour eux non plus, ne valait ni un pavé ni une barricade. Voyez en effet quel désastre ce fut, sans parler de l’empire qui vint peu après et de Sedan qui tarda davantage ; des pertes énormes frappèrent la richesse publique et privée, les affaires s’interrompirent, le travail cessa ; l’insurrection de juin éclata ; et là encore beaucoup de morts, de transportations, de ruines et de misères. Tels furent les résultats immédiats de la révolution de février. »[8].
D’une manière générale, le républicain Littré, déjà modéré à cette époque, ne partage pas l’enthousiasme révolutionnaire d’un certain nombre d’autres républicains durant le règne de Louis-Philippe : « Le tempérament révolutionnaire, c’est-à-dire, chez une fraction suffisante, la propension aux barricades, aux insurrections, à l’assassinat politique, individuel ou collectif, a dominé dans les années comprises entre 1830 et 1848 »[9]. C’est bien à ses yeux ce tempérament, qui provoqua tant d’échecs, de déconvenues et de malheurs, qu’il faut neutraliser et extirper des rangs républicains.
A sa parution au début de 1852, la première édition de ce livre n’intéressa pas le nouveau pouvoir impérial. L’explication se trouve peut-être dans le fait qu’à l’époque le positivisme n’était pas encore l’école de pensée dominante et presque officielle qu’elle deviendrait par la suite dans les nouvelles élites républicaines, sous le Second Empire d’abord, puis surtout au début de la troisième République. Il ne faudrait pas, comme trop souvent en histoire, succomber à une illusion rétrospective[10]. Émile Littré se rappelle très bien, à trente ans de distance, que « ce livre obscur issu au sein d’une école obscure » n’avait provoqué, malgré les craintes qui avaient été les siennes et celles de son éditeur, que l’indifférence du nouveau pouvoir impérial.
Trois mille exemplaires en avaient tout de même été imprimés. Le livre, épuisé, n’avait jamais été réédité[11]. La raison en est clairement exposée par Littré lui-même : depuis cette époque sa pensée avait évolué, et ce livre était, dit-il, « un livre dont, au point de vue théorique, je n’admettais plus toutes les doctrines, et qui, au point de vue pratique, contenait mainte erreur et maint faux jugement »[12]. Emile Littré considérait donc avoir changé de façon décisive depuis le moment où il rédigeait ces articles et les publiait en volume : « dans les années terribles et troublées qui s’étendent du 24 février 1848 au 2 décembre 1851, j’ai apprécié les évènements qui survenaient à un point de vue qui n’est plus du tout le mien ».[13]
Cette prise de distance n’était donc ni marginale non conjoncturelle. Mais elle renforçait d’autant plus l’embarras éventuel du lecteur que l’ouvrage subsistait en l’état :« ce livre n’en subsistait pas moins comme un témoin dont la déposition, toujours prête, m’inculpait……à mon jugement d’aujourd’hui ». [14] Dés lors, ne souhaitant « pas dissimuler, par prétérition, des pages malencontreuses », Emile Littré faisait le choix de rééditer l’ouvrage, mais en lui ajoutant un « commentaire critique, qui approuve quelquefois, blâme souvent et rectifie soigneusement »[15].
Il faut bien comprendre ce qu’une telle démarche avait non seulement d’originale mais de difficile : « Ce n’est pas volontiers, je l’avoue, que je me suis résigné à imprimer ces pages étranges ; car je ne puis les caractériser autrement ; mais je n’ai pas voulu m’épargner devant le lecteur en lui dérobant l’étendue de ce que je regarde présentement comme mes erreurs. »[16]. Ces erreurs, il les liste sans complaisance : avoir cru que la transition à l’âge positif était arrivée ; avoir considéré que les socialistes étaient des demi-positivistes ; avoir estimé que les prolétaires étaient capables d’exercer le pouvoir[17] ; penser que la paix allait s’installer de manière définitive ; vouloir la séparation des budgets des cultes et de l’université[18].
Certes, Émile Littré aura mis du temps pour formuler cette critique et de nombreux évènements se sont écoulés durant les vingt sept années qui séparent les deux éditions : le règne de Louis Napoléon Bonaparte, la guerre franco-allemande, la Commune, la Constitution de 1875 pour n’en citer que quelques uns. Lui-même a produit entre-temps de très nombreux ouvrages, devenant une personnalité de premier plan dont le rôle intellectuel et politique est désormais considérable. Il justifie donc ce temps écoulé par le besoin de maturation :« En effet, j’ai changé d’opinions sur plusieurs points, dont quelques uns ne manquent pas d’importance, et je combats mes anciens dires par des dires nouveaux, suspects dés lors ou d’inconséquence ou de témérité et de trop de confiance en moi-même. J’ai donc besoin de justification, pour montrer, non pas que je ne me trompe pas une seconde fois, ce qui reste toujours possible, mais que j’ai pris les précautions nécessaires pour n’entraîner personne, d’autorité et sans avertir, dans une nouvelle voie. D’abord ce n’est pas du jour au lendemain que je me suis décidé à écrire contre ce que j’avais approuvé. J’ai pris un long temps de méditation, j’ai fait une vraie quarantaine, pour me servir du langage de Sainte-Beuve, avant de me réfuter moi-même, c’est-à-dire avant de retirer mon adhésion à diverses conséquences et extensions que M. Comte, dans la dernière partie de son œuvre, donna soit à la méthode de la philosophie positive, soit aux déductions sociologiques. »[19].
Émile Littré insiste lui-même sur ce trait de sa personnalité, le besoin de maturation, la lenteur. Dans une longue comparaison avec Sainte-Beuve, il s’attarde sur son caractère moins agile, plus retenu, plus obscur, rappelant ses débuts comme traducteur au National et aussi comme Interne des hôpitaux. Sa notoriété ne fut pas précoce ; elle attendit 1839 et son édition des Œuvres Complètes d’Hippocrate alors qu’il avait déjà presque quarante ans[20] : « Le résultat montre qu’en moi se trouvaient des éléments capables de se faire jour et d’attirer l’attention ; mais ils ont été tardifs, parce que la faculté de les mettre en mouvement a manqué. »[21] Il ajoute : « Toutefois, aujourd’hui, approfondissant davantage ma nature intellectuelle et morale, je ne regrette point que cet obstacle se soit dressé devant moi et ait retardé de beaucoup mon avènement dans l’opinion publique. Une lacune fâcheuse existait en moi et me mettait en infériorité : je ne savais rien dans la conduite de la vie par inspiration, par intuition, par divination ; il me fallait tout apprendre par expérience. »[22]. Emile Littré serait donc, et il s’en réjouit, un positiviste de constitution et de tempérament !
Comme nous le verrons plus loin, cette évolution s’explique essentiellement par le rapport qui a été le sien avec la pensée d’Auguste Comte : il n’a cessé d’évoluer, puisqu’il fut d’abord celui d’un disciple, à partir de 1840, pour être ensuite, après 1852, celui d’un disciple « indiscipliné » selon l’expression d’Ernest Coumet[23]. L’évolution de Littré engage donc la nature, la définition, les implications politiques de ce que l’on nomme le positivisme, et au premier chef le rapport entre le positivisme et la doctrine républicaine. Car malgré les prises de distance à l’égard d’Auguste Comte, en particulier dans l’appréciation du coup d’Etat que ce dernier avait salué, Emile Littré considère qu’il est resté fidèle à la philosophie du maître : « Enfin, et c’est là le chef essentiel dans cette explication, je n’ai point changé sur le fond même des choses… ».
Émile Littré se présente toujours comme étant un « disciple de la philosophie positive », et il affirme que les « fluctuations » n’ont « porté que sur des points dérivés »[24]. La philosophie positive reste sa philosophie jusqu’au terme de sa vie : « Je reconnais le pouvoir des dogmes, et la libre pensée ne me suffit pas. La hiérarchie des sciences me convainc ; la sociologie me démontre quelques grandes lois ; et la philosophie qui résulte de cette coordination du savoir humain ne me laisse pas plus aujourd’hui qu’alors la liberté de refuser mon assentiment. »[25].
L’histoire d’un esprit ?
Il est très rare, et peut-être unique à ce point, dans l’histoire de la pensée politique, qu’un auteur donne, à trente ans de distance, une seconde édition d’un ouvrage et qu’il accompagne cette nouvelle édition d’un appareil critique substantiel dans lequel il revient sur les positions qui étaient les siennes lors de la première édition. Certes, nombreux sont les auteurs qui ont pu évoluer, changer de point de vue, prendre des nouveaux départs, remettre en question leurs premiers travaux, opérer leur propre critique. Mais, à notre connaissance, de telles évolutions, fréquentes et presque normales, ne se sont jamais traduites et explicitées à travers une réédition et un commentaire marquant une prise de distance explicite et argumentée. Il est plus habituel d’écrire tout simplement un nouveau livre ou de se contenter d’un rappel très bref de l’ancienne édition[26].
Dans le cas présent, Émile Littré a donc fait un choix remarquable, en ajoutant un commentaire au texte initial, et il a présenté le tout, modestement, comme étant simplement une deuxième édition « augmentée de remarques courantes ». Ce n’est évidemment pas tout à fait exact. Car l’édition de 1879, publiée Aux Bureaux de la philosophie positive, ajoute à celle de 1852 une « Préface » datée de janvier 1879, des « Remarques », qui succèdent à chaque article, et un « Épilogue ». Par ailleurs, alors que le livre initial se contentait de classer les articles dans leur ordre chronologique de parution, ils sont désormais regroupés de façon thématique sous les trois termes qui constituent le titre même de l’ouvrage, soit Conservation, Révolution et Positivisme. Chacune des parties se voit de plus dotée d’une introduction nouvelle. Cette deuxième édition constitue donc bien en réalité un livre nouveau, d’autant plus que de son propre aveu Littré a supprimé des répétitions et modifié des phrases. Même si nous retrouvons dans ce second livre presque l’intégralité du premier - « De la philosophie positive » a été retiré et republié à part dans les Fragments de philosophie positive et de sociologie (1876) -, il s’agit au fond d’un texte nouveau.
Ce procédé original s’inscrit toutefois dans une manière de faire qui excède largement ce seul ouvrage. Le philosophe Elme-Marie Caro, aujourd’hui oublié mais qui a été un des maîtres de la philosophie française lors des années 1860-1880[27], a insisté sur cette singularité du philosophe auquel il a consacré un ouvrage deux ans après sa disparition : « C’est en effet un des hommes de ce temps qui s’est le plus volontiers commenté dans ses préfaces, dans ses notes, dans les Causeries intercalées au milieu d’articles impersonnels, dans les pièces justificatives de toute sorte qui accompagnent la plupart de ses travaux. »[28]. Au fond, Littré a été son propre exégète.
Cette seconde édition proposerait une sorte d’autobiographie intellectuelle : « M. Littré s’y donne libre carrière pour ses dernières confidences. Au moment de publier cette nouvelle édition d’un ouvrage depuis longtemps épuisé, dans lequel il avait réuni en 1852 un certain nombre d’articles du National, quand il vint à les relire, il s’était trouvé sur presque tous les points en désaccord avec eux. Que faire ? »[29]. Caro reconnaît l’intérêt de cet ouvrage, et des critiques qu’il présente : « Rien n’est plus intéressant pour l’histoire d’un esprit que cette série de remarques annexées à chaque article…..s’infligeant des blâmes sévères »[30]. Il est vrai que Littré est sans complaisance à l’égard de lui-même et de ses thèses d’autrefois, qu’il fait preuve d’honnêteté : « C’est l’histoire des variations d’un esprit sincère, racontée par lui-même »[31].
Ceci relève, sans nul doute, de son tempérament et cela cadre bien avec l’image de savant scrupuleux et désintéressé qu’il a pu laisser dans l’histoire, mais qui était déjà la sienne de son vivant, comme en témoigne l’admiration d’Ernest Renan : « Par sa science colossale, puisée aux sources les plus diverses, par la sagacité de son esprit et son ardent besoin de vérité, Littré a été à son jour une des consciences les plus complètes de l’univers »[32]. Caro, qui est loin de partager l’orientation philosophique de Littré[33], lui rend aussi un bel hommage : « Il est de ces hommes rares qui ne préfèrent pas eux-mêmes à la vérité, qui ne mettent pas l’amour-propre de leurs idées au-dessus de l’amour du vrai, et qui osent simplement et hardiment dire, quand ils le doivent, ces quatre mots si pénibles à la vanité humaine : « Je me suis trompé » »[i][34].
Pour nombre de ses contemporains, le savant Littré est un homme de rigueur et de rectitude morale : « On ne trouve à reprendre en lui que des excès de vertu », écrit joliment Renan [35]. Entièrement consacré au service de la science, il était capable de prendre des distances avec lui-même et ses opinions passées dès lors que la vérité lui commandait de le faire : « Tel était son amour de la vérité, écrit encore Renan, que seul peut-être en notre siècle, il put se rétracter sans s’amoindrir »[36].
De la Seconde à la Troisième République
Ne serait-ce que pour cela, cet ouvrage mériterait notre curiosité, puisqu’il représente un cas unique où un esprit se dispute, à trente ans de distance, avec lui-même. Mais d’autres raisons justifient évidemment notre intérêt. Cette histoire est certes intéressante en ce qu’elle est l’« histoire intérieure d’un esprit qui s’observe, se châtie et s’améliore sans cesse »[37], mais c’est là un intérêt de pure psychologie, et c’est insuffisant. « Dans le réexamen à la fois triste et serein de son ouvrage de 1851 »[38], selon la jolie formule de Claude Nicolet, se joue quelque chose de bien plus fondamental. Littré est beaucoup plus que Littré, et ce livre est surtout un de ceux qui nous permet de comprendre au mieux non seulement ce que fut le positivisme, dont de nombreux historiens n’ont pas manqué de faire la philosophie dominante, voire officielle, de la troisième République naissante, mais aussi de comprendre à partir de là ce que fut la doctrine des républicains eux-mêmes.
On pourrait soutenir, comme Elme-Marie Caro nous y invite, que la vie de Littré est celle d’un pur savant : « M. Littré n’a pas, à proprement parler, d’histoire en dehors de ses livres. Sa vie est tellement mêlée à ses travaux qu’on ne peut l’en séparer que par une sorte d’abstraction. Elle n’est, au vrai, qu’un acte de travail prolongé pendant plus de soixante ans. »[39]. C’est ce qui expliquerait qu’il néglige à ce point le style, l’apparence, la séduction.[40]. Mais ce jugement ne lui rend pas justice. Car Emile Littré n’a cessé de s’engager, y compris physiquement dès les journées de Juillet 1830 où il a revêtu l’uniforme de la garde nationale et vu son ami Farcy tomber à côté de lui et mourir[41].Toute sa vie témoigne au contraire d’un engagement constant dans la politique : en 1830, en 1848, sous le second Empire, aux côtés de Gambetta en 1870, puis de Thiers, en 1875 et après 1877 encore. Dans les journaux où il écrit, par ses traductions et par ses livres, dans les Académies, à l’Assemblée, au Sénat, dans la franc-maçonnerie, le parcours de Littré est, sur plus d’un demi-siècle, celui d’un homme qui a épousé tous les combats de son siècle : « On le trouve toujours au front de bataille des combattants », écrit plus justement Renan[42].
Au moment où il publie l’édition de 1879, Littré est devenu l’incarnation de la philosophie de la troisième République, le penseur officiel du nouveau régime. Le positivisme « est en train de devenir par ses négations la philosophie officielle en France. »[43], non comme « système » mais plutôt comme « tendance »[44] témoigne Caro. La foi scientifique remplacerait toutes les autres et prétendrait pouvoir tout légiférer, y compris la société, la morale, la religiosité[45]. Le petit livre vert[46], Conservation, révolution et positivisme, avait été le bréviaire de toute une génération d’opposants nourris au positivisme sous le Second Empire. Il est maintenant, près de trente ans plus tard, le livre d’un homme d’âge mur, sénateur à vie du nouveau régime après avoir été le théoricien de la République conservatrice de Thiers en 1871-1873, puis la figure intellectuelle de la République conservatrice et libérale, selon ses propres termes, qui est celle des opportunistes. Littré est devenu, alors que ses idées triomphent, « le sage accompli ; il se fait le conseiller, le modérateur de ses compagnons de lutte ».[47]
A cet égard, l’ouvrage est donc non seulement très utile pour restituer à l’école positiviste et républicaine sa vraie nature, qui ne peut se résumer de façon caricaturale et erronée à une simple apologie de la science,[48] mais il est sans doute un des documents les plus pertinents pour comprendre d’abord l’évolution de la doctrine républicaine de la seconde à la troisième République, ensuite les conditions du succès de cette dernière aux yeux de ses propres fondateurs, enfin l’origine d’un récit qui est aujourd’hui encore dominant dans l’historiographie comme dans la pensée politique, y compris au sein de la gauche républicaine.
On le sait, ce récit est tout entier structuré autour de la division, voire de l’opposition, entre utopistes et réalistes, opportunistes et radicaux, révolutionnaires et réformistes, vieilles barbes de 1848 et républicains de gouvernement de la troisième[49]. Car ce que l’on trouve dans ce livre, ce n’est pas seulement le témoignage d’une évolution personnelle ou la psychologie d’un grand esprit capable de se remettre en question avec le recul du temps, aussi intéressante soit-elle ; c’est également, à travers l’ « éloignement qu’il montre de plus en plus, en vieillissant, pour l’école révolutionnaire, ses jugements historiques, ses procédés de gouvernement et ses expédients politiques »[50], à laquelle il substitue désormais la doctrine de l’évolution[51], de quoi nourrir une réflexion sur la philosophie et l’histoire du républicanisme français.
A propos des républicains de gouvernement et des opportunistes, Claude Nicolet souligne que ce mot est sans doute fort mal choisi pour désigner des hommes qui eurent une haute idée de leur engagement, des vues désintéressées, et une « philosophie de leur action ». Celle-ci était le positivisme[52] : « Positivistes, donc, les pères fondateurs le sont. Et d’abord Gambetta et Ferry. »[53] Littré permettrait alors à ses yeux de révéler à elle-même une histoire réussie et une fondation : « Car Littré, par sa longévité et sa remarquable insertion chronologique dans le siècle, a pu en réalité vivre toutes les phases de cette évolution dramatique et, par certains côtés, improbable, qui a tout simplement fait passer, en France, la République de l’utopie à la réalité »[54].
Ce n’est donc plus à l’histoire d’un esprit à laquelle nous convie la nouvelle édition de cet ouvrage, même si c’est aussi à cela, mais avant tout à l’histoire même de la République et à sa réalisation comme régime et comme gouvernement. Or c’est précisément, selon Claude Nicolet, l’objet même de cette réédition du petit livre vert que de nous faire assister à ce passage de la République provisoire à la République définitive : « Ensuite- et c’est sans doute, à tous les points de vue, le plus fascinant pour la compréhension de Littré et le destin du positivisme – « le petit livre vert » est réédité, en 1879, sous le même titre. Mais chacun des chapitres est suivi d’un long commentaire, extrêmement précieux, puisque Littré y mêle ce que Renan a failli appeler ses « repentirs » (disons sa critique), ses confessions (et c’est une de nos sources essentielles pour sa biographie), et une tentative bien plus importante qu’on ne dit pour interpréter dans leur continuité et leurs ruptures le passage de la République provisoire, je dirais volontiers anticipée, de 1848-1849, à la République « définitive » de 1879, à la lumière d’un positivisme toujours proclamé, mais (quels que soient ses rapports avec le comtisme lui-même) singulièrement affiné, et qui contient désormais une bonne part de ce qu’on appellera historiquement positivisme dans les décennies suivantes. »[55]. On ne peut dire mieux. Ainsi, derrière l’histoire originale d’un esprit qui se reprend et se rectifie lui-même à trente ans de distance se cache une source de première main pour comprendre le positivisme, la doctrine républicaine, et l’établissement de la République comme régime définitif de la France.
Un parcours dans le siècle
Tout cela n’est pas rien, et justifie suffisamment cette réédition. D’autant plus qu’Émile Littré n’est pas connu principalement comme un penseur ou un acteur politique, et que cet ouvrage reste à peu près inconnu, dans sa seconde comme dans sa première édition, sauf de quelques spécialistes[56]. Si Emile Littré est célèbre, c’est d’abord comme l’auteur du Dictionnaire de la langue française qui porte son nom[57]. De 1847 à 1865, il y travaille et cette somme achevée le 15 janvier 1873, fait d’Émile Littré « le plus grand lexicographe français du XIX siècle »[58]. Paradoxalement, le Dictionnaire a éclipsé son auteur. : il nous faut donc retrouver celui-ci
Né en 1801 dans une famille républicaine, « M. Littré avait été formé à l’école et dans le culte de la Convention. ». Son républicanisme est sans équivoque, précoce, atavique. Comme il le rappelle lui-même dans notre ouvrage, son père, chef de bureau à la direction des contributions indirectes de Paris, considérait que le procès de Robespierre devait être révisé[59]. Littré était un « Républicain de cœur et, si je puis dire, de naissance et de tradition familiale d’abord. »[60] On notera d’ailleurs qu’il se nommait en réalité Maximilien-Paul Emile Littré. Il en allait de même des opinions politiques de sa famille maternelle, où le grand père Johannot, jacobin, avait été assassiné pendant la réaction thermidorienne.[61]. Littré lui-même évoque ses ascendances républicaines dans notre ouvrage.[62] Cela ne l’empêche pas de reprocher à la Convention son caractère « rétrograde » et « la détestable facilité avec laquelle elle versa le sang »[63]. Mais selon un geste qui aura de l’avenir, il refuse toutefois de séparer les trois assemblées, et considère que c’est la révolution toute entière qui est progressive[64]. Renan notera : « Fils de la révolution française, il crut qu’en elle était contenue toute justice »[65]
Élevé dans un climat d’austérité et de rigueur par ses parents[66], Emile Littré poursuivit d’excellentes études au Lycée Louis Le Grand où il remporta tous les prix de sa classe et se familiarisa avec l’étude des langues modernes et anciennes. « Il ne lui manqua que des défauts », écrit Renan. Et il ajoute : « Parfois peut-être on regrettait qu’il ne sût pas sourire ».[67] La famille Littré constituait « une sorte de séminaire laïque »[68]. Renan file, ce qui ne surprendra personne venant de sa part, les métaphores religieuses : « Grâce à lui et à quelques autres, la libre philosophie de notre âge a possédé dans son sein des vertus susceptibles d’être comparées à celles dont les religions sont les plus fières. Nature essentiellement religieuse, il ne douta que par foi profonde et par respect de la vérité……..Sa foi dans le bien fût absolue ; les mobiles inférieurs de la vie, l’intérêt, les jouissances, le plaisir, furent chez lui entièrement subordonnés à la poursuite que sa conviction lui marquait comme le devoir »[69].
En 1822, il avait décidé de s’inscrire en médecine. Il restera dix ans dans les hôpitaux, où il exerça les fonctions d’interne[70]. A la mort de son père en 1827, la nécessité où il se trouve de subvenir aux besoins de sa famille le conduit à renoncer à passer le doctorat et à s’établir comme médecin. En même temps qu’il commence à collaborer en 1831 au journal d’Armand Carrel, Le National, où il propose des traductions et reste cantonné dans un rôle obscur[71], il publie un article sur « Le choléra oriental » en 1832, crée la revue médicale L’Expérience qui sera publiée de 1837 à 1846, traduit le Manuel de physiologie de Muller en 1851 et propose la refonte du Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie, des sciences accessoires et de l’art vétérinaire de Pierre Nysten (1854) en collaboration avec Charles Robin. Il publie, en 1872, Médecine et Médecins, après avoir publié l’année précédente La Science au point de vue philosophique[72]. Comme l’observe Elme-Marie Caro, « sa vraie spécialité, dans cet ordre de travaux, c’est l’érudition critique et la médecine historique. »[73].
Dans le même temps, il traduit des livres importants comme l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien (1848), voire polémiques, comme la Vie de Jésus de David-Friedrich Strauss (1839-1840). Il est aussi l’auteur d’études d’histoire et de critique littéraire, de philologie comparée et de linguistique : Histoire de la langue française, Études sur les origines, l’étymologie, la grammaire, les dialectes, la versification et les lettres au Moyen Age (1863) ; Études sur les barbares et le Moyen Age, (1867) ; Littérature et Histoire (1875) ; Études et glanures : pour faire suite à l’Histoire de la langue française (1880). Mais sa grande œuvre, pour laquelle il est resté dans la mémoire nationale, c’est « le » Littré, le Dictionnaire de la langue française, publié de 1858 à 1872, mais commencé dès 1847[74].
Converti au positivisme en 1840, il est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à cette philosophie qu’il a fini par incarner presque à rang égal avec Auguste Comte lui-même. Certains sont de simple exposition, Analyse raisonnée du cours de philosophie positive (1845), ou d’application comme Application de la philosophie positive au gouvernement (1849) et Conservation, révolution, positivisme (1852). D’autres marquent des évolutions de la doctrine et une forme d’appropriation, à commencer par les Paroles de philosophie positive (1859), le grand ouvrage sur Auguste Comte et la philosophie positive (1863), puis les différents articles repris dans La science au point de vue philosophique (1873), dans les Fragments de philosophie et de sociologie contemporaine (1876), et dans l’édition de 1879 de notre ouvrage où il revient à de multiples reprises sur son rapport à Auguste Comte. Depuis 1867, il publie, avec Grégoire Wyrouboff, la Revue de philosophie positive[75].
Politiquement, Littré a toujours appartenu au camp républicain. Il écrit dans la Revue républicaine de Dupont dès 1834. Lorsqu’il rejoint Comte en 1840, celui-ci se présente encore comme républicain, et c’est à propos de l’appréciation du coup d’Etat qu’il se distancie de lui. Sous le Second Empire, comme nous l’avons vu, il ne fait preuve d’aucune tentation de rejoindre l’empire, même « libéral ». Il patronne la candidature de Ferry en 1869 et est élu pour la première fois le 8 février 1871 aux élections de la Seine après avoir été nommé par Gambetta professeur à l’école polytechnique. Quelques mois plus tard, il entre à l’Académie française le 30 décembre 1871, ce qui occasionne la démission de Monseigneur Dupanloup, le même qui s’était opposé avec succès à sa première candidature en 1863. Mais les temps ont changé. Le 8 juillet 1875, il est initié, en même temps que Jules Ferry, dans la loge de la Clémente amitié du Grand Orient de France. Puis, en décembre 1875, il devient sénateur inamovible, ce qu’il accueille non sans une certaine philosophie : « Bien que, vu mon grand âge et surtout mon état de maladie, cette élection ne soit plus, pour me servir du langage de Bossuet, qu’un titre à mon tombeau » [76].
Le penseur officiel de la République conservatrice et de la République opportuniste
C’est le positivisme, dans la version proposée par Émile Littré, qui, selon une historiographie bien installée, aurait dominé les élites de la troisième République, à commencer par les figures les plus importantes, celles de Léon Gambetta et de Jules Ferry. Littré serait ainsi le penseur officiel, ou du moins le plus influent, de la troisième République, et plus largement de la République comme régime et comme gouvernement. Cette réussite -inscrire la République enfin dans la durée- serait l’œuvre des opportunistes, de Gambetta, de Ferry, de dirigeants qui auraient compris la nécessité de rompre avec les outrances, les radicalités, les utopies du passé, pour unir tous les français, paysans, bourgeois, catholiques, autour du projet républicain. L’échec de la République jusqu’alors, l’état d’« anarchie » et les excès auxquels elle donna toujours lieu, puis les réactions et les rétrogradations qui leur succédaient systématiquement, seraient liés à un défaut de conciliation entre le progrès et l’ordre.
La théorie d’une République modérée, progressive, voire même conservatrice, capable de rallier le plus grand nombre, et tout particulièrement ceux que Littré nomma, selon le titre d’un article célèbre d’octobre 1879, « les catholiques selon le suffrage universel »[77], soit d’une République s’adaptant aux réalités, aux circonstances, et acceptant de renoncer à une partie de sa doctrine pour devenir une action et une réalité, serait un produit de son positivisme. Emile Littré apparaît alors, dans ce récit, comme la figure centrale et tutélaire, de celui qui théorisa, sur le plan intellectuel, ce que les opportunistes mirent en œuvre sur le plan politique[78].
Évidemment, cette lecture peut être remise en cause : elle l’a d’ailleurs été. On peut d’abord nuancer la position de Littré lui-même, ou, plus exactement, celle des fondateurs. Dans un article important, Mona Ozouf avait déjà montré, il y a près de trente ans, que les républicains devaient marier deux philosophies, deux traditions, deux sources d’inspiration en apparence antagonistes, d’un côté le contractualisme et l’idéal des Lumières, de l’autre la lettre positiviste, le sociologisme, l’historicisme et qu’au final, en particulier chez Jules Ferry, le positivisme revendiqué se faisait presque toujours « à distance de Comte »[79].
De même, les influences des néo-kantiens, de Jules Barni, de Charles Renouvier, comme celle des protestants libéraux, d’Edgar Quinet, de Félix Pécaut, de Ferdinand Buisson ou celle des spiritualistes, Paul Janet, Étienne Vacherot, Alfred Fouillée, sur la philosophie de la troisième République ont été mieux reconnues et mises en valeur ces trois dernières décennies[80]. Le positivisme de Littré, en son temps même, ne faisait pas l’unanimité. Jaurès n’hésitera pas à parler à son endroit, de façon méprisante, du « positivisme étriqué » de Littré[81].
Quelles que soient ces réserves, l’importance politique déterminante de Littré n’est toutefois pas contestable. Car elle engage, au-delà de la philosophie d’un homme, le récit dominant du républicanisme français sur lui-même et sa doctrine. Nul part mieux que dans les additions de l’édition de 1879, comme dans sa « Préface » aussi, cette doctrine ne se donne à lire. On l’a dit, cette doctrine est d’abord le résultat d’une évolution et, pourrait-on dire, d’un examen de conscience ou d’une autocritique des républicains par eux-mêmes. Le Littré de 1870, et encore plus celui de 1878 ou de 1880, récuse celui de 1848 ou de 1850. Il le fait avec vigueur, sur le plan philosophique comme sur le plan politique, mais surtout en liant les deux analyses : il condamne à la fois le positivisme de Comte et le socialisme, pour formuler une philosophie positive qui propose une politique réformiste, « du pas à pas » disait Gambetta, une « politique d’opportunité ». Incontestablement donc, c’est d’un même mouvement qu’il rompt avec le positivisme de Comte et qu’il se convertit à la démocratie et au réformisme. Le refus positiviste des systèmes, y compris celui de Comte, conduit à une politique réformiste fondée sur l’expérience.
Le problème dont hérite Émile Littré, né avec le siècle nouveau, en 1801, dans une famille républicaine, est celui dont hérite toute sa génération. Comment terminer la Révolution, ou, comment sortir du cycle ouvert en 1789 fait de révolution, puis de terreur et de réaction, de rétrogradation, pour installer la modernité dans la durée ? « Cette impossibilité de faire durer soit la monarchie soit la république a été chez nous un malheur permanent depuis la grande commotion de 1789 »[82].
Emile Littré, l’homme de la République conservatrice et libérale, de la synthèse, selon Claude Nicolet, de Thiers et de Gambetta, a été le théoricien d’un double refus : celui des excès révolutionnaires et celui des excès réactionnaires. Mais il a surtout été celui qui démontra le lien qui unit ces deux excès comme les deux faces d’une même médaille, et celui qui, en même temps, indiqua la voie pour y échapper et sortir de cette malédiction historique propre à la France : « Conservation rétrograde et violence révolutionnaire sont deux dispositions étroitement connexes, qui s’entretiennent l’une l’autre et qu’on frappe d’une déchéance commune en leur ôtant leur aliment propre : la crainte pour la liberté, la crainte pour la sécurité »[83].
Ainsi, seule la conciliation de l’Ordre et du Progrès peut permettre de dépasser cet antagonisme et ces oscillations. Le disciple d’Auguste Comte réunissait ainsi, à travers cette formule qu’il proposait de substituer à la devise républicaine dont il développait, après le maître, une vive critique, les forces du progrès, la République, et les forces de la conservation. Mona Ozouf avait attiré l’attention sur la critique comtienne de la devise[84]. En bon disciple, Littré juge lui aussi la devise « sotte », et facteur d’anarchie. Après Sedan, la devise revient, et elle montre à nouveau, selon lui, « son impuissance sociale »[85]. La devise de Comte, Ordre et Progrès, serait « la devise de la république actuelle »[86] : « Cette république est l’œuvre des républicains et des conservateurs qu’on nomme le centre gauche »[87], « mélange d’opportunité et de prudence ».
Les positivistes veulent donc remplacer la devise Liberté, Égalité, Fraternité, qui ne correspond à aucune société existante selon eux, par Ordre et Progrès. Dans sa critique, Littré s’en prend ainsi surtout à la notion d’égalité, notamment dans un article du 9 juin 1851. Sur ce point là, trente ans après, Littré n’a pas changé d’avis. La devise exprime, selon lui, le moment politique de la Révolution française, mais elle est atteinte par l’échec de cette dernière. Liberté et égalité sont des facteurs d’anarchie parce que ces deux notions ne comportent pas en elles-mêmes leurs propres mesures ou limites. D’où l’importance de la réflexion sur les effets contraires des forces politiques et sur leurs mutations.
Pour lui, par exemple, il faut donc distinguer la Conservation de la Réaction. Dans la première, il y a du bien, en particulier la volonté que l’ordre ne soit pas troublé. Mais il y a aussi du mal, lorsqu’elle combat sans discernement ce qui est bon dans la Révolution et soutient le mal dans le passé. Antagoniste de la Révolution, la Conservation, par sa nature, risque toujours de sombrer en Réaction, comme la Révolution, de son côté, risque toujours de sombrer en « anarchie ». Ce fut le cas, pour la Conservation, à de multiples reprises : le 10 décembre 1848, après le renversement de Thiers le 24 mai 1873, et cela l’est encore le 16 mai 1877 avec la dissolution de la chambre républicaine.
Le bien de la Révolution, c’est qu’elle déblaye le terrain. Le mal, c’est l’anarchie : juin 1848, ou la Commune, « plus terrible encore »[88], ce « chaos social et politique » qui reposait sur des doctrines insuffisamment discutées[89]. Ils illustrent ce mal. Mais parce que la révolution moderne a sa source « dans la croissance du savoir positif, qui est devenu incompatible avec les croyances théologiques »[90], il ne peut être question de revenir sur elle. Il faut juste en stabiliser les acquis et les vertus.
Par opposition à ce mouvement qui conduit la Révolution à « l’anarchie » et la Conservation à la Réaction, Émile Littré propose de revenir à la célèbre déclaration de Thiers : « M. Thiers, qui a eu une vue si nette de la réparation de nos désastres, l’a dit avec insistance : la république sera conservatrice ou elle ne sera pas. En d’autres termes, elle doit être prudente, soucieuse des diversités du grand peuple qu’elle administre, ménagère des transitions, garante des intérêts, protectrice de la liberté des croyances et des opinions » [91]. Ce qui veut bien dire qu’il faut concilier Ordre et Liberté, Conservation et Révolution. Cela porte un nom, qui renvoie à une réalité politique : « L’opportunisme d’aujourd’hui n’est pas autre chose que la mise en pratique de cette déclaration. L’union du centre gauche et de la gauche en la république en est la représentation concrète »[92].
Pour Littré, par conséquent, la réussite de 1871 incombe à Thiers : la République, « rencontra en même temps, par un bonheur qui n’échoit pas à toutes les situations périlleuses, un grand homme d’État pour lui donner un caractère et une direction. M. Thiers, dont le coup d’œil ne fut pas moins sûr pour la politique intérieure que pour la politique extérieure et la libération du territoire, l’inaugura conservatrice et libérale, satisfaisant ainsi aux deux grands besoins d’ordre et de liberté……. La sagesse, la prudence, la modération devenaient des vertus politiques de première nécessité. On écarta les programmes intransigeants, on se conforma aux opportunités, on accueillit le centre gauche ; on gagna la confiance du suffrage universel ; et l’on se trouva un gouvernement, même après l’orage du 16 mai. »[93].
La synthèse de l’Ordre et du Progrès est l’œuvre de la République opportuniste, puisque « dans notre pays, avec son passé et son présent, la république est la meilleure garantie de l’ordre ; et l’ordre est la meilleure garantie du progrès, le progrès avec ses conditions réelles de lenteur et d’opportunité »[94]. Le régime s’inscrit donc dans la filiation de la République conservatrice : « Il a été compris que ce qui est doit être respecté avant tout ; que l’ordre est la vraie garantie des améliorations durables ; que le temps est l’élément nécessaire de tout perfectionnement social ; que l’opportunité est la maîtresse du moment ; que l’on ne violente pas impunément le présent pour lui faire produire ce qu’il n’est pas disposé à donner immédiatement…..Tel est l’esprit qui anime la république actuelle….On la nomme république conservatrice ; soit : je n’ai rien à objecter à cette appellation ; car conservatrice signifie garantie de l’ordre, et république, garantie du progrès »[95].
Positivisme, sociologie et République
C’est ici que le positivisme a joué tout son rôle. Littré l’affirme, même s’il le fait avec une prudence apparente : « Je ne puis m’empêcher de penser et de dire que la philosophie positive a été pour quelque chose, si peu que l’on voudra, dans ce résultat »[96]. La philosophie positiviste rendrait ainsi possible ce dépassement, cette synthèse, cette conciliation, d’autant plus durablement et fortement qu’elle a eu un office social : « mettre l’étude de la sociologie à l’ordre du jour »[97]. Elle propose par là une approche radicalement différente de la société et de l’histoire qui doit permettre de fonder autrement l’action politique. Jusqu’ici, en effet, les échecs des philosophes, en Grèce comme au XVIII siècle, étaient liés au fait qu’ils n’avaient pas compris, sauf Turgot, que « le développement historique des sociétés (je dis développement) est un phénomène naturel régit par des lois et soustrait dans son ensemble aux volontés des rois et aux vues des philosophes. La première condition dans la politique présente est donc de savoir qu’il y a un développement, d’en constater la direction, et d’y aider,… »[98].
La politique n’est donc plus affaire d’arbitraire ou de volonté, pas même d’opinion ou d’imaginaire. Elle est fondée sur des faits et des lois : « je constate comme un résultat expérimental de l’étude de l’évolution historique que la moralité n’est point sous la dépendance de l’arbitraire individuel, et qu’elle est remise à une puissance impersonnelle, à savoir l’action progressive du milieu contemporain. Elle change et et se développe à mesure que change et se développe ce milieu lui-même…..La moralité est, sociologiquement, soumise aux mêmes lois de constitution et de développement que la science ou l’esthétique. »[99].
Ainsi, l’arbitre entre la révolution et le passé dont elle ne veut rien garder, c’est la sociologie : « C’est elle qui établit d’une manière irréfragable que les sociétés ont un mouvement de progression qui leur est propre et qui est inhérent à leur nature. Par le caractère de phénomène naturel, ce mouvement est soustrait aux volontés et à l’empire des hommes d’Etat et des penseurs ; par là encore les sociétés sont défendues contre les entreprises rationnelles qui prétendent les remodeler »[100].
Littré assure que ce n’est pas là fatalisme ou impuissance[101], mais au contraire la substitution d’une action véritable, qui suppose de prendre appui sur ce qui est, sur les lois de la biologie ou de la sociologie, à une action imaginaire : « Là, comme ailleurs, savoir est la première condition de pouvoir »[102]. C’est bien à Auguste Comte que l’on doit, par la sociologie, de pouvoir s’acheminer vers un régime positif.[103]
Il faut préciser ce point, décisif pour comprendre la pensée de Littré, en commençant par distinguer le positivisme de Comte, qui est en contradiction avec la philosophie révolutionnaire, l’apriorisme et l’idéalisme des Lumières, du droit naturel et des droits de l’homme, et celui de ses héritiers, avec d’un côté les héritiers que sont Littré, Robin et Wyrouboff, et de l’autre côté Pierre Lafitte, Robinet et Audifrend qui prétendent demeurer fidèles au maître[104]. Il convient ensuite de faire droit à cette idée de l’influence du positivisme de Littré sur les grands acteurs politiques de la troisième République, en gardant à l’esprit que quee positivisme comme doctrine officielle de la République serait au moins autant celui d’Emile Littré que celui d’Auguste Comte. Au fond, Littré est « l’homme qui en résume l’histoire dans sa phase triomphante, et qui, devenu maître des sympathies publiques par son caractère, son intelligence et ses grands travaux… »[105], est reconnu comme le principal disciple d’Auguste Comte et le maître de la philosophie positiviste. Il est, consciemment selon Claude Nicolet, le « grand vulgarisateur, le médiateur si l’on veut, du positivisme dans les années où celui-ci se répand véritablement et se fait connaître hors du cénacle ou de l’Église proprement dite »[106].
Presque de rang égal à Comte, même s’il n’a rien inventé, Emile Littré « ne défend le positivisme, toujours selon Caro, qu’après l’avoir réduit à la mesure qu’il croit acceptable et en sacrifiant résolument les parties qui lui semblent d’avance caduques ou condamnées. »[107]. La distance avec la pensée du maître serait prise dès la seconde République : « Du reste, c’est un fait notoire que déjà quelques années avant la mort d’Auguste Comte, M. Littré avait secoué le joug, devenu trop étroit et trop pesant, du maître autoritaire et illuminé qui avait fini par convertir son autorité en une sorte de tyrannie atrabilaire et mystique. » Cette prise de distance aurait d’abord relevé, on le sait, d’un « dissentiment politique » lié à l’appréciation divergente du coup d’Etat[108].
Emile Littré serait donc le gardien de la philosophie positive contre la politique positive[109] : « Il prétend qu’au fond il n’a pas eu à scinder l’œuvre de M. Comte, qui reste intacte et entière ; il n’a eu qu’à en retrancher des conséquences et des applications impropres. Mais il a eu, et cela a été douloureux, à scinder M. Comte lui-même c’est-à-dire montrer qu’il a été infidèle à ses principes et à sa méthode. »[110]. Ainsi M. Littré serait plus fidèle à Comte que Comte lui-même et le véritable protecteur et continuateur de sa pensée par-delà les errements et les erreurs de son application politique. En fait, Caro ne fait ici que paraphraser un texte célèbre de Littré lui-même, celui de la « Préface » au grand ouvrage de 1863, Auguste Comte et la philosophie positive : « je n’ai point à scinder l’œuvre de Comte qui reste intacte et entière ; je n’ai eu qu’à en retrancher des conséquences et des implications impropres. Mais j’ai eu, et cela a été douloureux, à scinder M. Comte lui-même, c’est-à-dire à montrer que, quand il a voulu passer des principes posés dans le système de philosophie positive à l’application posée dans le système de politique positive, il n’a pas tenu d’une main sûre le fil qui devait le conduire. D’après ses propres dires, il a échangé la méthode objective pour la méthode subjective. Or dans la philosophie qu’il a fondée, il n’y a aucune place pour la méthode subjective il n’y en a que pour la méthode déductive qui y remplace la méthode subjective des théologiens et des métaphysiciens »[111].
Ernest Coumet a estimé que la question ne serait pas tant celle du passage de la philosophie à la politique, ainsi que le soutient Caro, que la nature même de ces dernières[112]. La critique que Littré adresse à Comte ne porte pas seulement sur les applications de la doctrine au champ politique mais aussi sur la doctrine elle-même. Il ne comprend pas qu’on ait éliminé l’économie politique, qui doit faire partie de la sociologie[113] ; il rejette l’hypothèse de Gall adoptée par Comte[114] ; enfin, il déplore l’omission de la psychologie de l’homme collectif, « qui comprend, outre l’étude des conditions formelles de la pensée, la morale et l’esthétique. Ces théories font défaut dans la philosophie positive ; elles lui sont pourtant essentielles. Elles sont le complément même de la philosophie… »[115]. On trouve ces « lacunes » détaillées à la fin du livre de 1863, où Littré va même jusqu’à une remise en cause de la loi des trois états qui ne serait valable que dans l’ordre scientifique[116].
Lorsqu’il revient, dans l’édition de 1879, sur les erreurs contenues dans la première édition, Littré les impute à deux raisons : l’influence d’Auguste Comte d’une part ; la confusion des prédictions de la sociologie et de l’astronomie d’autre part[117]. Le facteur moral, celui de la confiance absolue en M. Comte qu’il aurait suivi à l’époque comme un « maître infaillible », ne serait pas le moindre. Lorsqu’il s’astreint au retour critique que constitue l’édition de 1879, la différence tient donc au fait qu’il ne suit plus Comte que comme « un puissant initiateur »[118]. Mais malgré tout, Littré se revendique toujours de la philosophie d’Auguste Comte : « je persiste à donner mon assentiment aux idées essentielles de M. Comte, à savoir changer de base mentale, substituer le savoir scientifique au savoir littéraire, qui doit garder sa place, mais non tout primer, et universaliser, en l’uniformisant, l’éducation. »[119].
La deuxième cause des erreurs est le « facteur logique, qui me fit prendre des conceptions purement sociologiques pour des conceptions purement philosophiques, et confondre, au grand dommage de la sûreté du raisonnement, ce qui appartient à deux ordres très différents d’évidence »[120]. C’est ainsi que les prophéties énoncées à l’époque avec assurance ne se sont pas réalisées et ont même été deux fois démenties. Sur la paix occidentale, notamment, Littré fut conduit à réviser « ses illusions politiques une à une »[121]. Car plutôt que de conduire à la paix, « les nationalités, transformées par l’opinion populaire en principe, sont devenues un engin bien dangereux à la paix internationale. »[122]. Voilà l’exemple de ces erreurs que Littré n’a pas voulu passer sous silence et qui marquent bien un écart important entre les deux époques. En toute honnêteté, il n’a pas souhaité supprimer ces pages « malheureuses », pourtant « en contresens perpétuel avec les évènements qui se sont déroulés »[123] depuis.
Littré distingue finalement trois grandes erreurs dans le livre de 1852 : la première porte sur la transition, la seconde sur les prolétaires, la troisième sur les socialistes[124]. Il faut les reprendre une à une.
Les deux grandes transitions qui ont eu lieu dans l’histoire sont d’une part la fin du polythéisme gréco-romain et d’autre part la fin du système catholique-féodal, commencée au XIV siècle, poursuivie par le protestantisme, et dont le but alors inaperçu était de substituer la conception scientifique ou positive du monde à la conception théologique ou surnaturelle[125]. Dans la première édition, Littré a cru que la transition à l’âge positif était accomplie. C’était une erreur, car « la doctrine sociale inhérente à la conception positive du monde n’est point assise dans les esprits et dans les faits, comme l’était la doctrine chrétienne en l’ère d’avant Constantin, quand le christianisme eut achevé de se constituer en dogmes et en églises »[126]. Trente ans plus tard, la transition ne s’est toujours pas produite. On ne fait que la préparer. Elle commencera par la prévalence du système d’éducation positive et le changement de « disposition mentale des majorités », et de là seulement on pourra passer aux mesures politiques et sociales à mettre en œuvre pour les harmoniser avec ces nouvelles convictions[127].
Le positivisme, le socialisme et le républicanisme
L’erreur du positivisme est aussi d’avoir cru à la proximité du socialisme et du positivisme. Or le socialisme « est trop métaphysicien, trop révolutionnaire, trop ennemi des lois de l’histoire, trop direct adversaire de l’évolution des civilisations, pour que les deux doctrines se rencontrent et s’allient »[128]. Certes Littré reconnaît l’importance de l’objet des systèmes socialistes, la force de leurs critiques, « les bonnes intentions qui les inspiraient », mais il y distingue trop « de métaphysique et d’hypothèse » pour qu’il puisse y adhérer[129]. D’autant plus que s’y « glissa des haines violentes et des instincts de destruction »[130].
Mais ce qui est dit ici du socialisme philosophique ne vaut pas du socialisme « en tant que pratique et concentration d’efforts pour l’amélioration du sort des classes ouvrières », qui se trouve surtout en Angleterre et mérite « une sympathie la plus vive »[131]. Aujourd’hui, trente ans après, et malgré les errances de la Commune, le socialisme a changé :« Le socialisme français n’est plus dans l’état d’effervescence où nous l’avons vu en 1848. Lui aussi il porte sa principale attention sur les salaires, sur les souffrances des ouvriers, sur les moyens de les atténuer, sur l’extension des associations, sur les grèves et les chômages. Par une heureuse compensation des pertes qu’il faisait en aspirations systématiques, il paraît plus disposé à accorder une place effective au savoir positif et aux notions positives. »[132]. Littré, qui fait un résumé des différents socialismes européens, considère qu’il est « une des opinions avec lesquelles il faut compter et discuter »[133].
Littré revient à ce propos sur un article qui présentait l’union des républicains et des socialistes comme à la fois désirable et naturelle. Elle est bien désirable mais, corrige-t-il, « en aucune façon » naturelle[134]. Cette opposition ne s’est pas manifestée seulement en Juin 1848 mais aussi dans le coup d’Etat que les socialistes ont laissé faire[135] : « l’Empire (…) reçut ainsi la permission populaire de s’établir… »[136]. Toutefois les temps ont changé et la situation présente est désormais satisfaisante pour l’avenir : « Ce sont les républicains qui ont triomphé, et ils ont établi non la République des socialistes, mais celle qui, pour me servir de l’expression du moment, est opportune, c’est-à-dire celle qui est le plus en rapport avec les mœurs, les opinions, les intérêts actuels du gros de la nation. Les socialistes sont rentrés dans le rôle particulier qui est le leur ; ils représentent la population ouvrière, travaillent à son soulagement, la défendent par la discussion, signalent les vices de l’organisation présente, et remplissent une très utile fonction. C’est certainement à eux que l’on doit d’avoir inculqué profondément dans la conscience publique cette éminente et salutaire proposition : Que toutes les forces sociales doivent être consacrées à l’amélioration matérielle, intellectuelle et morale de tous. »[137].
Le partage des tâches –ou des « fonctions »- et des intérêts est donc clair ; il doit donc préserver de l’erreur qui consiste à faire des revendications légitimes des ouvriers les impératifs de toute la société : « En effet, les systèmes socialistes sont partis du sein des classes ouvrières, et deviennent des utopies plus ou moins anarchiques quand on veut les étendre au reste de la nation, qui est, à beaucoup près, la majorité. »[138]. C’était pourtant l’idée défendue en 1848, restreinte d’ailleurs au peuple ouvrier de Paris, à qui il devait revenir de diriger la France. Pour autant, « le socialisme, quelque nombreux qu’il soit, reste une particularité très respectable, très importante, très digne d’être écoutée, à laquelle le régime républicain donnera toujours la meilleure audience. »[139].
Non seulement les rapports de la république et du socialisme ont changé, mais le progrès lui-même a changé dans sa nature :« le travail de rénovation sociale se poursuit par les accroissements de la science positive, par l’extension de l’industrie, par l’amélioration des relations internationales, par plus de justice, par plus de tolérance ». Il ne passe pas par la réalisation de systèmes « construits de toutes pièces pour la future organisation sociale »[140] ni par les coups de force . Les systèmes et les utopies ne sont toujours pas, trente après, réalisés. Ils ne le seront jamais.
Pour Littré, ce qui permet le progrès n’est pas la geste révolutionnaire radicale et sans lendemain, mais l’action continue, sereine, progressive, fondée sur l’expérience et le savoir :« Il faut toujours se borner à fortifier les institutions qui maintiennent l’ordre et la liberté ». Tout est suspendu, non à des manifestations, des luttes, des affrontements, mais à « une mutation mentale dans le sens positif », qui est « rigoureusement soumise au progrès du savoir et à l’extension de l’éducation »[141]. Le savoir positif qui se développe, affranchi de tout dogme, de toute théologie et de toute métaphysique, fait « de mieux en mieux connaître le monde, l’homme, la société » et nous rapproche de l’ordre. L’éducation est liée à ce savoir. Elle forme les opinions, et impose le « gouvernement laïque »[142]. Comme chez Michelet, Vacherot, Proudhon, Simon, Barni, Ferry, c’est bien la réforme éducative qui porte, pour Littré, tout l’espoir et toute la responsabilité des progrès sociaux.
Littré se range ainsi désormais du côté du régime représentatif à l’égard duquel il avait toujours marqué une certaine méfiance : « Le régime parlementaire, soit en monarchie, soit en république, demeure le mode politique le plus approprié aux tendances sociales du moment et le plus capable de donner, en l’état actuel de l’opinion, satisfaction au besoin simultané d’ordre et de progrès »[143]. Le danger, aujourd’hui comme hier, réside dans la réaction, mais c’est le radicalisme qui l’entraîne et la provoque. Dans l’article très important « D’une infirmité sociologique du parti républicain », publié en mars-avril 1880, il va jusqu’à assumer qu’il vaut mieux des républicains du lendemain, qui n’ont pas combattu la monarchie, que des républicains de la veille, qui abritent toujours en eux un révolutionnaire. Cette modération et cet élargissement n’empêcheront pas les réformes sociales, bien au contraire. Dans un texte souvent cité, il écrit, concernant ces dernières : « Ne nous hâtons pas trop… ». C’est le seul moyen d’avancer sans, à un moment où un autre, être conduit à rétrograder. D’autant plus qu’il faut du temps, que l’opinion soit convaincue et accepte, que les expériences soient menées, que les avancées soient progressives : « De cette façon, il n’est aucune réforme sociale, quelque grande qu’elle soit, pourvu qu’on la discute et qu’on la fasse triompher devant l’opinion, à qui elle ferme la voie »[144]. Ainsi se trouve exposée une doctrine complète qui prétend être celle de la République et qui marque bien qu’elle suppose, pour se déployer et produire ses effets, pour permette à la République de s’installer dans la durée et de devenir le gouvernement de la France, de rompre avec nombre des thèses, des croyances et des illusions qui furent celles de la Seconde République.
[1] « ….. les délais se raccourcissent de moment en moment, et désormais je ne compte plus comme à moi que le jour que je tiens. », in Elme-Marie Caro, M. Littré et le positivisme, Paris, Hachette, 1883, p.87.
[2] Les opportunistes sont les républicains de gouvernement, en particulier Léon Gambetta et Jules Ferry, qui s’opposèrent aux radicaux et aux intransigeants pour promouvoir une politique républicaine modérée, progressive, tenant compte des circonstances et de l’état de l’opinion. Léo Hamon (dir.), Les opportunistes, les débuts de la république aux républicains, Maison des sciences de l’homme, 1995.
[3] Le National a été dirigé par Armand Carrel jusqu’à sa mort en 1836, puis par Armand Marrast et a représenté l’opinion républicaine, plus modérée que celle de la Réforme de Ledru-Rollin. Emile Littré avait commence à écrire dans le journal dès 1831. Le National sera interdit après le Coup d’Etat et retrouvera une seconde jeunesse à la fin de l’Empire.
[4] Président de la seconde République, Louis Napoléon Bonaparte publie 6 décrets en violation de la légitimité Consititutionnelle et fonde l’Empire autoritaire. « Ce fut en effet une orgie de vengeances : exil, internement, transportation, emprisonnement, fusillades, tout fut déchainé”, CRP, p.186.
[5] CRP, p.75-76.
[6] Ibid, p.117
[7] Ibid, p.116.
[8] ibid, p.118.
[9] Ibid, p.295.
[10] En 1840, la philosophie d’Auguste Comte est une philosophie marginale. Elle l’est toujours, au témoignage de Littré, en 1852. Auguste Comte va décéder en 1857. Dans le dernier numéro de La philosophie positive, Wyrouboff et Robin, les deux complices de Littré, placent en tête une « Déclaration » dans laquelle il peuvent se féliciter d’avoir réussi à faire connaître la doctrine de Comte qui ne l’était pas et à la faire partager par des hommes d’influence : « elle a encore servi de berceau à toute une génération d’hommes qui ont exercé ou exercent présentement sur les affaires de leur pays une incontestable et salutaire influence » La philosophie positive, Nov-Déc 1883, p.322, cité par Coumet, « La philosophie positive d’Emile Littré », Actes du Colloque Emile Littré, 1801-1881, Paris, 7-9 octobre 1881, Albin Michel, 1982 , op.cit., p.187.
[11] Selon Claude Nicolet, le livre de 1852 aurait déjà exercé une « influence considérable » sur « la génération des chefs républicains comme Gambetta, Ranc et Ferry » lors de leurs années de formation sous le second empire, Claude Nicolet, L’idée républicaine en France, essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, 1982, p.200.
[12] p.II.
[13] Ibid, p.III.
[14] ibid, p.II.
[15] Ibid.
[16] ibid, p.246.
[17] ibid, p.248.
[18] En 1850, suivant A. Comte, il est pour supprimer le budget de l ’Université et le budget des cultes. En 1878, il considère que ce n’est pas le moment de procéder à cette séparation des Eglises et de l’Etat, ibid, p.28. Il ne croit pas que cette séparation puisse être une solution au problème, qui demeure, du pouvoir spirituel :« Il en résulte que la séparation de l’Eglise et de l’Etat est une question d’opportunité et de réglementation intérieure, non une solution du problème d’un nouveau pouvoir spirituel », ibid, p.221.
[19] Ibid, p.266-267
[20] Cette édition en 10 volumes s’échelonnera jusqu’en 1861.
[21] CRP, p.491-492
[22] Ibid, p.492.
[23] Emile Littré a publié en 1868 les Principes de philosophie positive, d’Auguste Comte, précédé d’une Préface d’un disciple. Ernest Coumet, op.cit
[24] CRP, p.267.
[25] Ibid, p.496.
[26] Ce sera par exemple le cas d’Etienne Vacherot avec son dernier ouvrage La démocratie libérale (1892).
[27] Elme-Marie Caro (1826-1887), normalien, agrégé de philosophie, docteur, a été Maître de Conférences à l’ENS puis Professeur à la Sorbonne, membre de l’Académie des Inscriptions et belles lettres et membre de l’Académie française. Ses cours avaient une forte audience au-delà des cercles universitaires. Il a toujours défendu, dans une œuvre qui fut d’abord celle d’un critique, les droits du spiritualisme. Son ouvrage le plus important, qui a eu une grande influence, est L’idée de Dieu et ses nouveaux critiques, Paris, Librairie Hachette, 1864.
[28] Elme-Marie Caro, Littré et le positivisme, Paris, Librairie Hachette, 1883, p.3.
[29] Ibid, p.4
[30] ibid, p.5.
[31] Ibid, p.6.
[32] Ernest Renan, Réponse au discours de réception de M. Pasteur fait par Ernest Renan le 27 avril 1882, in Discours et Conférences, Paris, Calmann-Lévy, 1887, p.84. Sur ce sujet, l’article de Jean Gaulmier, « L’amitié de Renan et de Littré », Etudes Renaniennes, année 1981, n°46.
[33] Toute la critique de Caro vise à montrer que les positivistes, qui devraient rester neutres du point de vue métaphysique, ne le sont pas : « la neutralité diplomatique des positivistes cache un traité secret d’alliance avec les adversaires du spiritualisme, qui est l’ennemi commun. », op.cit., p.152. « On ne peut vraiment interdire à la pensée la recherche des causes premières qu’en déclarant qu’il n’y en a pas. Mais c’est alors une autre sorte de métaphysique, une métaphysique renversée », p.161.
[34] ibid, p.57.
[35], op. cit., p.86.
[36] Ernest Renan, op.cit.,p.73.
[37] ibid, p.71.
[38] Claude Nicolet, L’idée républicaine en France, essai d’histoire critique, op. cit., p 206.
[39], Elme-Marie Caro, op.cit., p.8..
[40] « La clarté du style ne s’obtient qu’à la condition de sacrifices continuels, que M. Littré ne sut jamais faire….Le sentiment de la proportion, de la mesure, de l’art, en un mot, lui manque : bien qu’il ait écrit un assez grand nombre de belles pages, il n’est pas artiste. », Caro, op.cit., p.50. Mêmes remarques chez Renan : « Il eût tenu pour déplacé tout souci de plaire ; les séductions les plus légitimes du talent, il se les interdisait ; à dessein, il laissait son style un peu négligé. Rien chez lui de l’homme de lettres. », op.cit., p.73.
[41] Jean-Georges Farcy (1800-1830), philosophe, rédacteur au Globe, mourut au coin de la rue de Rohan lors de l’assaut des Tuileries.
[42] Renan, « Réponse au discours de M. Pasteur », in Discours et Conférences, Paris, 1887, p.71 Il ajoute : « En juillet 1830, il était de première ligne de ceux qui pénétrèrent sur la place du Carroussel par l’ouverture du pavillon de Rohan. Georges Farcy fut percé d’une balle à côté de lui. », op.cit., p.71.
[43] Elme-Marie Caro, op.cit., p.197.
[44] ibid, p.201.
[45] Il est évident que cette position est contestée, d’une part par les spiritualistes, d’autre part par Charles Renouvier et le criticisme. Les uns comme les autres polémiquent directement avec le positivisme. Pour ce qui concerne Renouvier, on lira avec intérêt la récente édition de ses articles de La Critique philosophique republiés par Marie-Claude Blais, Charles Renouvier, Une philosophie critique de la République, Paris, Gallimard, 2022.
[46] C’est ainsi qu’on appelait ce petit livre dont l’influence fut très importante sous le Second Empire.
[47] Renan, op.cit, p.85.
[48] Quoi qu’en dise Caro. La question du pouvoir spirituel reste, pour les positivistes, la question majeure et à ce stade, selon Littré, une question qui, contrairement à celle du pouvoir temporel, est non résolue. C’est dans cette perspective que nous en avions traité dans La révolution française n’est pas terminée, en insistant sur la dimension à la fois républicaine, socialiste et religieuse de cette pensée. Littré lui-même ne cesse de reconnaître l’importance des religions au cœur de la société et de l’histoire: « Alors je rappelle qu’elles entrent dans la contexture intime du développement de l’humanité ; que ce développement ne peut être séparé de leur action, et que, tout compensé, puisqu’on loue le point de civilisation où nous sommes arrivés, on ne doit pas exclure de la louange les instrumentalités diverses, et entre autres l’instrumentalité théologique, qui nous y ont conduits. », De l’établissement de la République, p.561. La conception comtienne de la religion en change le concept puisqu’elle évacue tout rapport avec la puissance divine ou le surnaturel : « la religion est un ensemble de doctrines et de pratiques qui constitue le rapport de l’homme avec un idéal », CRP, p.385. Il s’agit d’une « une religion sans théologie », Ibid, p..386. Pour Littré, « l’institution d’une religion était non pas œuvre philosophique, mais œuvre sociologique », ibid, p.412. Pour autant, il ne faut pas toutefois négliger son anticléricalisme. D’une part, il reconnaît la supériorité de la moralité moderne, tolérante, celle du protestantisme, du catholicisme libéral, du positivisme, sur le parti clérical, puisqu’elle accorde le pouvoir spirituel au Pape, op.cit., p.12-13. D’autre part, Littré présente le parti clérical comme une pathologie sociale qui excite la crainte et la répugnance par son refus des libertés et de la modernité, ibid, p.13.
[49] On trouvera cette interprétation chez Claude Nicolet et chez François Furet. Nous en avons déjà discuté, à propos de Renouvier, dans « L’héritage de 1848 dans la dernière philosophie de Renouvier : continuité et discontinuité au sein du républicanisme français », in L’Emancipation, essais de philosophie politique, Paris, PUF, 2020.
[50] Caro, op. cit.p.73.
[51] Ibid, p.74.
[52] Claude Nicolet, op.cit., p.188.
[53] ibid, p.191-192.
[54] Ibid, p.197.
[55] ibid, p.202-203.
[56] Il faut bien reconnaître que c’est souvent le cas des grands livres républicains : Edgar Quinet, L’enseignement du Peuple (1850) ; Jules Barni, La morale dans la démocratie (1868), Etienne Vacherot, La Démocratie (1859) sont des livres peu connus. Heureusement le premier a été réédité par les soins de Daniel Lindenberg chez Hachette/Pluriel en 2001 et le second par ceux de Pierre Macherey, chez Kimé, en 1992.
[57] « Qui ne connaît le Littré ? Mais qui connaît Littré ? », Henri Gouhier, discours d’Ouverture du Colloque Littré, op.cit., p.159.
[58] Nicolet, p.203.
[59] Caro, p.9.
[60] Nicolet, p.193.
[61] Caro, p.11.
[62] Littré, p.313-314.
[63] Ibid, p.314.
[64] Ibid, p.315-316.
[65] Renan, Discours et Conférences, op.cit., p.70.
[66]ibid, p.86.
[67] ibid.
[68] Caro p.13.
[69] Renan, p.88.
[70] ibid, p.16.
[71] Il relate son entrée au National en 1831 et donne la lettre d’Alexis Carel écrite à la mère de Littré de Sainte-Pélagie le 14 février 1835., p.201-202.
[72] Le livre a été republié par Annie Petit chez Fayard dans le Corpus des œuvres philosophiques de langue française en 1997.
[73] ibid, p.20.
[74] “Comment j’ai fait mon Dictionnaire de la langue française”, publié le 1 mars 1880 et repris dans Etudes et Glanures.
[75] On consultera avec intérêt l’article d’Annie Petit, « Comte revu et corrigé », Revue européenne des sciences sociales, 54.2, 2016
[76] CRP, p.47 d.
[77] Dont Nicolet nous dit qu’il aura « une profonde et bénéfique postérité sur l’avènement de la République », p.201, et qui a été reprise explicitement par Jules Ferry, note 2, p.203.
[78] Renouvier considérait aussi fournir à la République opportuniste, et en particulier à Gambetta, sa philosophie et il réfutait l’idée que le positivisme puisse jouer ce rôle. Voir la « Présentation » de Marie Claude Blais à sa réédition d’un certain nombre d’articles de Charles Renouvier, publiés dans la revue La Critique philosophique, sous le titre Philosophie critique de la République, Paris, Gallimard, 2022, et dans ce même volume le premier article : « La doctrine républicaine, ou ce que nous sommes, ce que nous voulons », du 8 août 1872.
[79] Mona Ozouf, « Entre l’esprit des Lumières et la lettre positiviste », in François Furet et Mona Ozouf, Le siècle de l’avènement républicain, Paris, Gallimard,1993. Dans son grand ouvrage, Claude Nicolet reconnaît cette tension chez Gambetta mais pas chez Jules Ferry, op. cit., p.192-193. Il modifie un peu ce point de vue dans « Jules Ferry et la tradition positiviste », in François Furet (dir), Jules Ferry, fondateur de la République, Paris, Ed de l’EHESS, 1985, p.46, note 68.
[80] Les travaux de Patrick Cabanel, de Jean-Fabien Spitz, de Marie Claude Blais, de Serge Audier, de Laurence Loeffel etc.
[81] Jean Jaurès, « Discours du 11 janvier 1895, in L’Action socialiste, Paris, Georges Bellais,1889, p.277. Sur sa critique du positivisme, notre ouvrage Une théologie laïque?, Paris, PUF, 2021, p.56-57.
[82] CRP, p.114.
[83] Ce texte est dans l’édition de 1852, p.325 et je le cite, LEF, p.246.
[84] Mona Ozouf rappelle que Bonaparte avait écrit aux Préfets le 6 janvier 1852 pour leur demander de supprimer la devise, facteur d’inquiétude, et que’Auguste Comte l’avait féliciter d’avoir supprimé cette « sotte devise », Mona Ozouf, « Liberté, égalité, fraternité », in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, coll « Quarto », 1997, Tome III, p.4375.
[85] CRP, p.338.
[86] ibid, p.339.
[87] Ibid.
[88] CRP p.102.
[89] ibid, p.123.
[90] Ibid.
[91], CRP, p.12.
[92] Ibid, Préface, p.2.
[93] Ibid, p.235.
[94] ibid, p.123.
[95] Ibid, p.295.
[96] Ibid, p.296.
[97] Ibid, p.327.
[98] ibid, p.308.
[99] Ibid, p.428.
[100] Ibid, p.104.
[101] C’est évidemment la critique qui lui est adressée par les philosophes idéalistes, criticistes et spiritualistes., La critique de Henry Michel, disciple de Renouvier, est double, et revient au même : si la souveraineté du peuple doit être soumise aux lois qui gouvernent le développement historique cela veut dire, selon Michel, que « l’événement est le maître », L’idée de l’Etat, Paris, Fayard, 2003 (1895), p.579. L’expérience ne peut être une base stable pour les principes. Il en va de même pour la liberté de conscience, défendue non comme un principe mais comme « un intérêt à ménager », ibid, p.580.
[102] CRP, p.104..
[103] CRP, p.275-279.
[104] La brochure de Robinet, M. Littré et le positivisme, publiée en 1871 chez Buron, Libraire-éditeur, se donne pour objet « de mettre terme à une mystification ». Depuis la mort de Comte, en 1857, Littré est présenté comme le « seul héritier de celui qu’il venait attaquer et renier si audacieusement ». La divergence n’est pas seulement philosophique, elle est aussi politique : refus d’accorder le gouvernement au peuple, refus de signer l’amnistie : « ses aspirations ne dépassent guère, en réalité, le parlementarisme ploutocratique des dernières années de Louis-Philippe. ». Il évoque, à propos de Littré, « sa rancune bourgeoise » et « ses vélléités gérontocratiques », op. cit., p. 10.
[105] Caro, texte cité, Préface, p .I et III.
[106] Claude Nicolet, op.cit., p.200.
[107] Caro, p.95.
[108] ibid, p.114.
[109] Le second grand ouvrage de Comte, après le Cours de philosophie positive (1830-1842), c’est le Système de politique positive (1851-1854).
[110] ibid, p.119-120.
[111] Emile Littré, Auguste Comte et la philosophie positive, Préface, p. IV-V.
[112] Ernest Coumet, op. cit., p.182-183
[113] Emile Littré, Auguste Comte, op.cit, p.122.
[114] Ibid, p.123.
[115] Ibid, p.124-125.
[116] ibid, p.673-674.
[117] CRP, p.61-62.
[118] Ibid, p. V.
[119] CRP, p.353.
[120] ibid, p.V.
[121] ibid, p.64.
[122] ibid, p.471.
[123] ibid, p.480.
[124] Ibid, p.68.
[125] ibid, p.232.
[126] ibid.
[127] ibid, p.233.
[128] CRP, p.454
[129] Ibid, p.155.
[130] Ibid
[131] ibid, p.445.
[132] ibid, p.168.
[133] Ibid, p.170.
[134] Ibid, p.182.
[135] Ibid, p.184-185.
[136] Ibid, p.185.
[137] Ibid, p.188-189.
[138] Ibid, p.190.
[139] Ibid.
[140] Ibid, p.VI.
[141] ibid, p.VII.
[142] ibid, p.VIII.
[143] Ibid, p.VI.
[144] De l’établissement de la République, op. cit., p.485, in Claude Nicolet, op.cit., p.216-217.