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Étienne Vacherot

 

La Démocratie

 

Bruxelles, 1860

 

Version originale

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Présenté par Vincent Peillon

 


Présentation

La Démocratie d’Étienne Vacherot est aujourd’hui un livre quasiment inconnu. Contrairement à la Science de la morale (1869) de Charles Renouvier ou à La Morale dans la Démocratie (1868) de Jules Barni, aucune nouvelle édition n’en a été proposée depuis plus d’un siècle. Au moment de son décès, en 1897, Vacherot était déjà un auteur presque oublié. Ce livre fut pourtant, selon l’historien Georges Weill, le « bréviaire du parti républicain sous l’Empire »[1].

Né en 1809 dans un milieu modeste, Vacherot a été reçu agrégé en 1833 et docteur en 1836. Il est nommé directeur des études à l’Ecole normale en 1838. Fin juin 1851, il est démis de ses fonctions suite à un scandale l’opposant à l’Église, et en particulier à l’aumônier de l’école Alphonse Gratry. Dans son Histoire de l’école d’Alexandrie publiée en trois volumes de 1846 à 1851, il avait en effet reconnu l’influence du néo-platonisme sur le christianisme. Son refus, en décembre 1851, de prêter serment à l’Empereur le priva de son traitement et le condamna à une vie matériellement précaire. La publication de La Démocratie en 1859 donna lieu à un procès où Vacherot fut condamné à un an de prison, condamnation ramenée ultérieurement à trois mois, et dont il s’explique dans la seconde édition, publiée à Bruxelles l’année suivante. C’est cette édition que, conformément à l’usage, nous donnons à lire ici.

Malgré une œuvre importante s’étalant sur près d’un demi-siècle, Vacherot a disparu aussi bien de l’histoire politique que de l’histoire de la philosophie. Cette disparition est d’autant plus étonnante qu’il fut en son temps un philosophe très estimé, représenté par Hippolyte Taine dans son ouvrage sur Les Philosophes français du XIXe siècle paru en 1857 sous les traits sympathiques de Monsieur Paul. Auteur d’un ouvrage qui fit date, La Métaphysique et la Science, ou Principes de philosophie positive, publié en trois volumes un an avant La Démocratie, il fut de son vivant un auteur commenté par les plus grands noms de l’université, Ernest Renan, Elme-Marie Caro ou Paul Janet[2]. Mais son destin obscur n’est pas très différent de celui des disciples, seraient-ils émancipés, de Victor Cousin et des représentants du spiritualisme français, serait-il nouveau, auquel d’ailleurs il consacre un ouvrage important en 1884.

 

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Vacherot n’aura toutefois pas été qu’un philosophe. Maire du 5e arrondissement pendant le siège de Paris, il est élu député de la Seine (1871-1876), donne son accord aux préliminaires de paix et soutient Adolphe Thiers. Son évolution est sans doute une des plus originales parmi les républicains : déçu par la République réelle, il se détache progressivement du camp républicain jusqu’à devenir partisan d’un retour à la monarchie constitutionnelle. C’est la doctrine qu’il développe dans son dernier ouvrage, La Démocratie libérale, publié en 1892. Il y aurait en fait matière à conduire une étude sur les déceptions éprouvées par les républicains de la veille face à l’établissement de la République réelle. Nul doute que Vacherot y occuperait une place centrale aux côtés de Louis Blanc ou de Jules Simon, même s’il écrit qu’il a commencé comme doctrinaire et partisan de cette monarchie libérale qu’il retrouve au terme de son parcours.

L’importance de ce livre est sans doute qu’il témoigne d’un moment particulier du républicanisme français, celui où il convient de tirer les leçons des échecs de la révolution de 1848 et de la Seconde République, et de concilier républicanisme et libéralisme tout en revendiquant l’héritage de la Révolution française. En ce sens, il appartient bien à cette même configuration où prennent place les ouvrages déjà cités de Charles Renouvier et de Jules Barni, mais aussi ceux de Jules Simon.

Il s’agit alors de démontrer que le véritable républicanisme est un libéralisme. C’est tout le sens de la réduction de la devise républicaine à la seule notion de liberté (p. 39), de l’importance accordée au droit naturel, et de l’érection des droits de l’homme en « palladium de toute vraie démocratie » (p. 20). Pour Vacherot, en cohérence avec l’individualisme républicain ou révolutionnaire, ni la société ni l’État ni même la volonté du peuple ne peuvent porter atteinte à un de ces droits, inscrits dans la nature de tout homme. Mais, inversement, Vacherot insiste pour montrer que le vrai libéralisme est un républicanisme, et même un socialisme (p. 35 et p. 41). Si la devise républicaine peut se résumer au seul mot de liberté, c’est que celle-ci comprend en elle-même l’égalité et la fraternité.

De même, pour Vacherot, qui cite ici L’individu et l’État de Charles Dupont-White, l’État est nécessaire à la liberté de l’individu. Il ne doit pas restreindre son action à la défense, à la justice ou aux impôts, mais doit s’occuper aussi de l’instruction publique, des travaux d’utilité générale et de tout ce qui relève de l’intérêt public. Le libéralisme de Vacherot repose donc d’abord sur une critique des « errements du libéralisme » qui sévit en Europe depuis cinquante ans et de son « impuissance » (p. 40). On retrouve le mouvement de pensée que celui opéré par Pierre Leroux dans son Plus de libéralisme impuissant (1831), également présenté dans cette bibliothèque virtuelle. De même qu’il y a plusieurs façons d’entendre le socialisme, il y a ainsi plusieurs façons d’entendre le libéralisme.

La proposition de Vacherot doit se comprendre dans le contexte de l’échec de la révolution de 1848 et du retour de l’autorité impériale. La liberté est alors utilisée contre Napoléon III et le césarisme, mais aussi contre les erreurs qui furent celles des républicains de 1848. Trop attachés à faire prévaloir l’égalité et la fraternité, ils provoquèrent la peur et se virent combattus et vaincus au nom de la liberté. C’est donc toute une stratégie interne au camp des républicains et même des socialistes qui est déployée par Vacherot autour du combat pour la liberté. C’est parce qu’elle est un principe non contesté qu’il faut l’arracher à un libéralisme qui consacre les servitudes et les privilèges et qu’il faut la restituer aux socialistes.

L’erreur de l’école libérale porte sur la définition la liberté. En empruntant le vocabulaire d’Isaiah Berlin, on pourrait dire que ces libéraux réduisent la liberté à être seulement une liberté négative. Ou, en termes encore plus modernes, qu’ils la réduisent à une non-interférence, alors qu’elle suppose une non-domination qui peut justement nécessiter des interférences et une action positive de la puissance publique[3].

De même, pour Vacherot, il faut tirer toutes les leçons du plébiscite en faveur de Louis Napoléon Bonaparte. Le républicanisme, ou la démocratie, ne peut se satisfaire du seul suffrage universel et de la loi de la majorité. L’expérience venait de montrer que la voix du peuple peut errer et la liberté voter pour son propre sacrifice. La démocratie doit par conséquent se méfier tout autant de la démagogie et du populisme que du césarisme, qui ont partie liée. C’est pourquoi la démocratie a besoin non seulement de l’égalité politique et du suffrage universel, revendication principale des républicains depuis 1830, mais aussi de conditions précises, éducatives, sociales, économiques, morales, constitutionnelles. Le livre se donne au fond pour objet de déterminer, énumérer et analyser ces conditions, et d’inscrire ainsi la liberté dans le camp républicain et socialiste.

L’erreur de ces derniers, en s’attachant surtout aux deux autres termes de la devise républicaine, c’est de n’avoir pas assez mesuré que l’on peut être égaux dans la servitude et que seule l’égalité qu’engendre la liberté peut avoir une véritable valeur. La fraternité est, quant à elle, un « sentiment » aussi aveugle que tout sentiment ; elle peut conduire à nier la liberté de la personne. Parce qu’on peut être frères dans le mal comme dans le bien, elle est sans moralité. La fraternité peut conduire à une politique autoritaire et ne garantit par elle-même ni la liberté ni la justice. Cette critique, qui vise directement les doctrines sentimentales et fraternitaires de 1848, est partagée par d’autres auteurs de cette époque, y compris par certains qui, tel Charles Renouvier, avaient été engagés dans la révolution de 1848. Il faut donc remplacer le sentiment par le droit. Cette critique doit se lire aussi comme une attaque sévère du christianisme et des origines chrétiennes de la notion de fraternité. Partisan de la morale indépendante, Vacherot fait partie de ceux qui pensent qu’il ne peut pas y avoir de conciliation entre la modernité et la religion, entre l’Église et la démocratie, entre la Justice et la Grâce : tandis que la religion se caractérise par l’autorité, l’intolérance et l’immobilité, la modernité se caractérise par la liberté, la tolérance et le progrès (p. 67-70). Vacherot, élève de Jules Michelet et lecteur de Proudhon, consacrerait lui-même un livre important à La Religion (1869).

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Parmi les conditions de la démocratie, il y a « une certaine communauté d’idées et de sentiments » (p. 54). Mais, alors que les républicains comme Quinet, Renouvier ou Leroux sont nombreux à penser que c’est la place et la fonction de la religion que de produire cette communauté, Vacherot estime que les conditions morales de la démocratie – auxquelles il consacre le plus long chapitre du livre – n’ont pas besoin d’emprunter leurs principes à la religion. Il partage là les positions de Jules Barni ou des partisans de la Morale indépendante comme Massol et Caubet, qui sont en partie des disciples de Proudhon. L’éducation étant bien la condition déterminante de la démocratie, il propose que la science et l’art l’émancipent de la religion et la prennent en charge : « les conditions morales d’une société démocratique se résument toutes dans un mot : éducation » (p. 65).

Outre les conditions morales, d’autres conditions s’avèrent essentielles pour la démocratie. Le lien entre propriété et liberté, notamment, exige que tous les travailleurs puissent devenir propriétaires. Cette véritable révolution économique passe par l’association, « démocratie réalisée dans l’industrie »(p. 176). Les associations, de consommation comme de production, doivent toutefois relever de l’initiative individuelle et sociale plutôt que de celle de l’État, et fonder les rétributions sur les « œuvres » et non sur les besoins. Vacherot se démarque ainsi fortement des propositions portées par ceux qui soutiennent que chacun doit recevoir selon ses besoins : les Pecqueur, Vidal, Blanc, socialistes et communistes de la Commission du Luxembourg représentatifs de la révolution de 1848. Il propose néanmoins – et c’est ce qui a conduit à sa condamnation – une « expropriation de la propriété foncière au profit de ceux qui la cultivent » (p. 196), seul moyen selon lui de pouvoir mettre en place cette révolution économique par l’association, qui exige d’échapper à la loi de la concentration du capital. Le droit de vivre, le droit à l’existence vient, comme chez Robespierre, limiter le droit de propriété.

L’importance du livre de Vacherot réside non seulement dans la reprise des thèmes classiques du républicanisme, mais aussi dans l’insistance sur la conception d’un socialisme qui soit l’accomplissement du libéralisme. Rien ne doit pour Vacherot faire obstacle à la liberté de l’individu, aux droits imprescriptibles de la nature humaine. Mais, en même temps, tout droit individuel est un droit social (p. 230). Le droit social a certes son origine dans le droit individuel. Mais ce dernier ne peut être préservé que si le droit social joue pleinement son rôle. Il doit le faire dans le domaine essentiel de l’éducation, mais aussi dans les champs industriels et économiques.

Vacherot va même jusqu’à écrire que le droit social, dès lors qu’il reste dans les limites de la justice, doit primer sur le droit individuel (p. 236-237). Il existe bien des devoirs de la société envers les individus : instruction, assistance, secours. Mais, sous peine de rendre l’individu passif et la société potentiellement oppressive, ces devoirs de la société ne doivent pas devenir des droits de l’individu (p. 241).

On voit bien que Vacherot incorpore à son « socialisme bien entendu » les critiques qui avaient été portées par les libéraux contre le socialisme de 1848. Cela ne peut manquer d’installer dans son livre une tension qui n’est jamais vraiment résolue, aussi bien pour ce qui concerne les rapports entre droit social et droit individuel que pour ce qui relève de la sphère d’intervention de l’État. À cet égard, en refusant de fonder les droits de l’individu dans une quelconque transcendance religieuse, en conférant à l’expérience et aux circonstances toute leur place, il préfigure aussi la pensée des républicains opportunistes de la Troisième République. S’il pose et revendique son idéalisme, il ne croit pourtant pas qu’il existe quelque part un modèle parfait. En conséquence, il accorde une importance soutenue aux moyens, qui ne peuvent jamais prétendre résorber totalement l’écart entre l’idéal et le réel.

Le domaine de la politique républicaine est alors un domaine contingent où on procède au cas par cas, par essais, erreurs, expériences, en cherchant tous les moyens de produire et de garantir les droits individuels de chacun et de tous par le droit social et les interventions de l’État. Mais il est aussi un domaine où on veille à ce que ces interventions nécessaires ne puissent en retour atteindre, diminuer ou menacer les droits individuels[4].

 


[1] Georges Weill, Histoire du parti républicain, Paris, Alcan, 1900, p. 446. Sur Vacherot : Léon Ollé-Laprune, Etienne Vacherot (1809-1897), Paris, Perrin, 1898 ; Émile Boutroux, Notice sur la vie et les œuvres de M. Vacherot, Paris, Didot, 1904 ; Dominique Parodi, « La philosophie de M. Vacherot » (1899) repris dans Du positivisme à l’idéalisme, Paris, Vrin, 1930 ; Sudhir Hazareesingh, Intellectual Founders of the Republic : Five Studies in Nineteenth-Century French Political Thought, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; Renzo Ragghianti, De Cousin à Benda, portraits d’intellectuels antijacobins, Paris, L’Harmatan, 2000 ; Vincent Pillon, Liberté, égalité, fraternité, Sur le républicanisme français, Paris, Seuil, 2018.

[2] Ernest Renan, « La métaphysique et son avenir », Revue des Deux Mondes, 1860, t. 25, p. 165-192 ; Elme-Marie Caro, L’idée de Dieu et ses nouveaux critiques, Paris, Hachette, 1889 [1864], p. 207-269 ; Paul Janet, La Crise philosophique. MM. Taine, Renan, Littré, Vacherot, Paris, Germer-Baillière, 1865, p. 136-179.

[3] Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté » (1969), in Eloge de la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1988 ; Philip Pettit, Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard, 2004 [1997].

[4] Henry Michel, L’Idée de l’État. Essai critique sur l’histoire des théories sociales et politiques en France depuis la Révolution, Paris, Hachette, 1898, p. 338 : « Avec M. Vacherot, l’école démocratique trouve son vrai principe ».

 


Pour citer ce document

Étienne Vacherot, La Démocratie, [Bruxelles, 1860], présenté par Vincent Peillon, dans Olivier Christin et Alexandre Frondizi (dir.), Bibliothèque numérique du projet Républicanismes méridionaux, UniNe/FNS, 12 janvier 2022, Url : https://unine.ch/republicanism/home/bibnum/26.html.