Pavel Pestel
La Vérité russe
1822
Traduit et présenté par Maxim Boyko
Présentation
Le 14 décembre 1825, sur la place du Sénat à Saint-Pétersbourg, eut lieu la première tentative de révolution conduite par des officiers de la garde impériale et des membres de la noblesse. Ces « décembristes » ou « décabristes », qui voulaient remplacer l’autocratie tsarienne par un régime constitutionnel, furent à l’origine de l’émergence des premières idées républicaines et démocratiques dans une Russie qui pouvait alors passer pour une terre vouée à l’autocratie et au servage. Cette insurrection sans succès constitua l’apogée des revendications de la noblesse libérale, imprégnée des idées des Lumières et de certaines grandes familles de pensée humaniste de la deuxième moitié du XVIIIe siècle.
Le mouvement décembriste, dont est issu Pavel Ivanovitch Pestel, l’auteur de l’ouvrage ici présenté et partiellement traduit, ne date en effet pas de l’année 1825, mais remonte à une première société secrète qui militait depuis une dizaine d’années en faveur de l’émancipation paysanne et d’une libéralisation, voire une républicanisation de l’État. Il était né de l’échec de réformes libérales qui avaient été timidement adoptées pendant la première moitié du règne d’Alexandre Ier (1801-1825). Le jeune tsar avait manifesté dès son accession au trône en 1801 la volonté de s’écarter des principes autoritaires de son père Paul Ier (1796-1801). Il décida alors de transformer la Russie avec l’aide de quatre amis – le Comité intime – dont notamment le comte Pavel Stroganov (1774-1817) et le prince polonais Adam Czartoryski (1770-1861).
Les renseignements sur les travaux du Comité intime semblent indiquer qu’Alexandre Ier arrêta le train de réformes face à une administration et à une élite réticentes. Elles ne furent reprises qu’en 1807, au moment de l’alliance franco-russe dont l’un des plus grands inspirateurs fut Mikhaïl Speranski (1772-1839) qui, à la demande du tsar, soumit deux ans plus tard un projet constitutionnel complet. Ce dernier divisait la population en trois catégories – noblesse, classe moyenne, travailleurs –, et réorganisait les institutions de l’Empire afin d’abolir le servage et l’absolutisme et d’établir un système de séparation des pouvoirs avec des assemblées représentatives. Mais, en raison de l’opposition des bureaucrates et des nobles conservateurs, Alexandre Ier ne donna aucune suite au projet et disgracia son auteur en 1812. Chez les officiers libéraux, comme l’a montré Anna Gnedina-Moretti, une véritable fascination devant l’esprit, les mœurs et les libertés politiques découvertes lors de l’occupation de Paris en 1814 s’ajouta à la déception face à l’échec des réformes.
Les idées réformatrices, parfois ramenées de Paris, s’épanouirent à partir de 1816 dans diverses sociétés clandestines où s’élaboraient aussi des projets constitutionnels. La « Société du Nord » de Nikita Mouraviov (1795-1843) avait pour dessein de transformer l’Empire russe en une monarchie constitutionnelle. La « Société du Sud » de Pavel Pestel (1793-1826), qui visait lui à ériger une république, était plus radicale. Issu d’une famille de hauts fonctionnaires d’origine allemande, Pestel était fils d’un sénateur qui avait été en 1806 gouverneur général de la Sibérie, où régnaient alors l’arbitraire, des pratiques de corruption et le détournement de fonds publics. Il reçut une éducation soignée : après des études à Dresde entre 1805 et 1809, il entra au Corps des Pages, la plus prestigieuse académie militaire de la Russie impériale, puis s’engagea en 1812 dans la guerre contre la France napoléonienne. Il fut grièvement blessé à Borodino et décoré de plusieurs ordres tant russes qu’étrangers.
Dans la foulée de la fondation de la « Société du Sud », Pestel se mit en 1822 à la rédaction de sa Vérité russe (Rousskaïa Pravda). Ce véritable programme politique, vite approuvé par l’association clandestine, fut dès 1824 conçue comme « la charte du grand peuple russe qui doit servir au perfectionnement de ses institutions gouvernementales et qui contient des vœux tant pour le peuple que pour le gouvernement provisoire ». Se présentant sous la forme de plusieurs cahiers reliés, la charte devait contenir une longue introduction et deux grandes parties. La première, descriptive et seule à être finalement conservée, porte sur l’État et sur le peuple : la définition des frontières, l’organisation administrative de son territoire (I) ; la description de la multiethnicité et de la pluriculturalité de l’État russe (II) ; une typologie des différentes catégories sociales (III) ; la définition du rôle du peuple dans la vie politique (IV) ; et la description des droits et des devoirs des citoyens (V). La seconde partie, entièrement consacrée à la formation du gouvernement, devait comprendre des chapitres sur la souveraineté du peuple dans le pouvoir législatif (VI), sur l’instauration des pouvoirs et la formation des collectivités locales dans les régions (VII), sur le dispositif de sécurité de l’État (VIII), sur la prospérité économique de l’État (IX) et sur la rédaction d’un code général des lois (X).
Le programme politique de Pestel proclame l’abolition du servage, « chose honteuse » et « contraire à l’humanité » à laquelle « la noblesse doit renoncer pour toujours », et se fonde sur la liberté individuelle : « sans liberté individuelle, il n’y a pas de construction d’État, et sans elle, il n’y a ni paix ni prospérité ». Mais à cette critique de l’autocratie et de la tyrannie, il ajoute celle plus large du principe dynastique auquel il oppose la nécessaire proclamation d’une république. Bien que le texte du sixième chapitre ne nous soit pas parvenu, les penchants républicains et mêmes démocratiques de l’auteur s’insinuent dans les chapitres précédents. Ces derniers plaident pour l’abolition des ordres sociaux et de leurs privilèges, pour la proclamation de l’égalité de tous devant la loi, de la liberté d’expression, de la liberté de travail, de la séparation des pouvoirs, de l’inviolabilité de la propriété, droit sacré, ou encore du suffrage universel masculin. C’est en cela que, selon l’expression heureuse de Julie Grandhaye, le travail de Pestel représente une somme du libéralisme russe des années 1810-1820.
Document
Introduction – Concepts fondamentaux
§1. Chaque société a son propre but et choisit les moyens de l’atteindre
Toute union de plusieurs personnes pour atteindre un objectif commun s'appelle une société. L’impulsion présidant à cette union ou son but réside dans la satisfaction de besoins communs, qui, provenant des propriétés générales et identiques de la nature humaine, sont les mêmes pour tous les hommes. Il s’ensuit que les membres de toute société peuvent aisément s’entendre sur son objectif. Mais, quand ils se tournent vers l’action ou les moyens par lesquels cet objectif doit être atteint, apparaissent entre eux de fortes disputes et des désaccords sans fin, parce que les moyens choisis ne dépendent pas tant des propriétés basiques de la nature humaine que du caractère et des qualités personnelles de chaque individu en particulier.
Le caractère et les qualités personnelles des gens peuvent être si différents que si chacun reste catégorique dans son opinion, sans tenir compte de l’opinion des autres, il n’y aura aucune possibilité de choisir les moyens pour atteindre l’objectif visé ; et encore moins pour organiser quelque chose et passer à l’action. Dans de tels cas, il ne restera rien d’autre à faire que de détruire la société avant toute action. Et si les membres ne souhaitent pas détruire la société, alors chacun d’eux devra se résoudre à céder une partie de son opinion et de ses propres pensées pour ne former qu’une seule opinion, grâce à laquelle on pourra choisir les moyens d’action.
§2. Division des membres de la société en ceux qui commandent et ceux qui obéissent
Mais qui présentera un tel avis définitif, qui choisira les moyens, qui déterminera les voies, qui organisera l’action ? Toutes ces difficultés peuvent être résolues de deux manières.
Dans le premier cas, la supériorité morale de l’un ou de plusieurs membres règle toutes ces difficultés diverses et entraîne les autres avec elle par la force de cette supériorité, qui est parfois aidée par d'autres circonstances étrangères.
Dans le second cas, les membres de la société imposent à l’un ou plusieurs d'entre eux le devoir de choisir les moyens, en leur donnant le droit de disposer de l'action commune.
Dans les deux cas, les membres de la société se divisent en ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Cette division est inévitable parce qu'elle provient de la nature humaine et, par conséquent, existe partout et doit exister partout. C’est sur cette division naturelle que se fonde la différence entre les droits et les devoirs des uns et des autres.
§3. Division de l'État en Gouvernement et en Peuple
Tout ce qui est dit ici sur les sociétés en général s'applique également aux sociétés civiles, qui, étant érigées et ordonnées, prennent le nom d’États. La société civile, comme toute autre, a son propre objectif et doit choisir les moyens de l'atteindre. Son but est le bien-être de toute la société en général et de chacun de ses membres en particulier. Tout le monde s’accorde sur cet objectif. Pour y parvenir, des moyens ou des actions sont nécessaires. Ces dernières se divisent en actions publiques et en actions privées. L’action publique est une action qui concerne l’ensemble de la société et, par conséquent, s'exerce au nom de l'ensemble de la société. L’action privée est une action qui forme les occupations et les exercices de chaque membre en particulier. Le choix des moyens pour atteindre ledit but ainsi que l’action conforme à ce choix conduisent à la division des membres de la société civile en ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Agir au nom de toute la société constitue le devoir des premiers ; le droit d’agir au nom des membres privés est accordé aux seconds. Quand la société civile reçoit le nom d'État, alors ceux qui commandent reçoivent le nom de Gouvernement et ceux qui obéissent le nom de Peuple. Il en ressort clairement que les parties principales ou premières qui forment chaque État sont : le gouvernement et le peuple.
§4. Rapports réciproques entre le gouvernement et le peuple
Le gouvernement dispose d’un devoir de diriger l'action générale et de choisir les meilleurs moyens pour apporter la prospérité à tous et à chacun ; et pour cette raison il a le droit d'exiger du peuple qu'il lui obéisse. Quant au peuple, il doit obéir au gouvernement ; en revanche, il a le droit d'exiger du gouvernement qu'il s’efforce absolument d’apporter le bien-être à la société et aux particuliers, et qu’il ne fasse que ce qui conduit véritablement à ce but, et sans lequel ce but ne pourra être atteint.
L’existence d’un État ne peut être fondée que sur ce seul équilibre des droits et des devoirs réciproques. C’est pourquoi l’État qui perd cet équilibre passe d’une situation naturelle et florissante à une situation violente et douloureuse. L’établissement de cet équilibre sur des bases solides est l’objectif principal de cette « Vérité russe » et le devoir fondamental de tout législateur. […]
§7. Notion fondamentale concernant le peuple et sa signification
Il a été expliqué ci-dessus que l'État se compose du gouvernement et du peuple. Le peuple est l’ensemble de tous les hommes qui, appartenant à un seul et même État, forment une société civile, dont l’existence a pour but la prospérité de tous et de chacun.
La loi immuable des sociétés civiles consiste en ce que chaque État se compose du peuple et du gouvernement ; par conséquent, le peuple n'est pas le gouvernement, et chacun d’eux a ses droits et des droits particuliers. Cependant, le gouvernement existe pour le bien du peuple et n’a pas d'autre fondement de son existence et de son organisation que le bien du peuple. Alors que le peuple existe pour son propre bien et pour l’accomplissement de la volonté du Très Haut, qui a appelé les hommes sur cette terre pour glorifier son nom pour être vertueux et heureux.
Cette loi de Dieu a été décrétée pour tous les peuples, de manière égale, et, par conséquent, chacun a un droit égal à son exécution.
C’est pourquoi le peuple russe n’appartient à personne et n’est la propriété d’une quelconque personne ni d'une quelconque lignée. Au contraire, le gouvernement appartient au peuple et a été établi pour le bien du peuple. Le peuple, lui, n’existe pas pour le bien du gouvernement.
§8. Notion fondamentale du gouvernement et sa division en pouvoir suprême et administration de l’État
Le gouvernement est l’ensemble de toutes les personnes impliquées dans la gestion des affaires publiques. Il est placé sous l'obligation d'apporter la prospérité au peuple et a, pour cette raison, le droit de gouverner l’État. Disposant de ce droit, il doit également avoir un pouvoir proportionné afin que cette obligation puisse être remplie et que ce droit soit effectif. Ce pouvoir, par lequel le gouvernement remplit son devoir exerce son droit et atteint l’objectif fixé, est le pouvoir suprême. De l’objet général ou de la composition du bien-être de l’État découlent les objets principaux de ce but général, et, de la même manière que le pouvoir suprême correspond au but général de la prospérité, de même, à chaque objet doit correspondre une obligation spécifique, un droit spécifique ou un pouvoir spécifique.
Ces pouvoirs spécifiques découlent du pouvoir suprême, qui englobe tout le but de l'établissement d’un gouvernement ; c'est pourquoi les pouvoirs spécifiques doivent être entièrement dépendants du pouvoir suprême et agir selon la direction qui en émane. L’ensemble de tous les pouvoirs spécifiques ou particuliers constitue le gouvernement de l’État, que l’on peut aussi appeler comités des ministres.
Il en ressort clairement que le gouvernement ne peut pas remplir son devoir et apporter la prospérité à l’État, s’il ne dispose pas d’un pouvoir à la mesure de l’importance et de l’immensité du but de la société civile ; qui plus est, ce pouvoir étend son action à tous les ministères dans l’ensemble de l’État, ayant en même temps de nombreuses autorités subordonnées, qui opèrent déjà sur des objets uniquement distincts ou sur des parties uniquement distinctes de celui-ci.
Le pouvoir général s’appelle pouvoir suprême et l’ensemble des pouvoirs particuliers s'appelle administration de l’État ou appareil d’État. Par conséquent, chaque gouvernement est divisé en pouvoir suprême et administration de l’État ou appareil d’État. […]
§10. Nécessité de réformer la Russie et de promulguer de nouvelles lois
Tels sont les concepts originaux selon lesquels l’existence, la vie et la formation de tout État bien organisé devraient être fondées afin qu’il soit sous la règle et le contrôle des lois publiques et non des caprices personnels des dirigeants, et qu’il apporte la prospérité à tous et à chacun au lieu de mal régner sur tous pour le bénéfice d’un ou de plusieurs. Tout ce qui s’écarte de ces règles, et plus encore les contredit, c’est le règne du mal, qui réfute les droits, humilie, provoque les reproches et perpètre la mort.
En appliquant ces règles fondamentales immuables et invariables à la Russie, on voit clairement que ces règles fondamentales nécessitent certainement un changement dans l’organisation du gouvernement actuel en Russie et l’introduction à sa place d’un tel dispositif qui serait basé sur des lois et des décrets précis et justes et certifierait avec une parfaite exactitude au peuple russe qu'il constitue une société civile organisée et qu'il ne peut jamais être la propriété ou l'appartenance de quelqu’un.
Il en découle deux principales nécessités pour la Russie : la première consiste en une réorganisation complète du gouvernement et de la structure de l’État, et la seconde en la publication d’un code de lois entièrement nouveau, tout en préservant tout ce qui est utile et en détruisant tout ce qui est nuisible.
§11. Nécessité de « la Vérité russe » et du conseil suprême provisoire
Ce double objectif ne peut être atteint autrement qu’avec la création du conseil suprême provisoire et avec la promulgation de « la Vérité russe ». Les raisons en sont les suivantes : le nouvel ordre proposé, en raison de l’étendue de l’État et des nombreux articles et objets devant être réorganisés, ne peut être introduit d'un seul coup.
Pour cela, il faut une multitude de mesures préparatoires, qui doivent progressivement être mises en action pour que l’État ne soit pas soumis à des désordres, des troubles, des transformations, qui, au lieu de l’améliorer, le plongeraient dans la ruine. Tous les événements qui se sont déroulés en Europe au cours du dernier demi-siècle prouvent que les peuples qui croiraient en la possibilité d’actions soudaines et refusaient les transformations progressives de leur État sont tombés dans de terribles désastres et ont de nouveau été soumis au joug de l'autocratie et de l’anarchie.
Cela prouve la nécessité d'amorcer la réorganisation de l’État par des mesures graduelles. On ne peut confier l’exécution de cette importante cause qu’au gouvernement suprême provisoire : l’ancien pouvoir suprême a déjà suffisamment prouvé ses sentiments hostiles contre le peuple russe. Quant au conseil représentatif, il ne peut pas être convoqué, car les débuts d’un gouvernement suprême représentatif n’existent pas encore en Russie.
Mais puisque la Russie doit avoir la garantie que le conseil suprême provisoire agira définitivement pour le seul bien de la Russie et pour l'amélioration globale de la situation dans tous les sujets et articles, l’édition de « la Vérité russe » sous forme d’une ordonnance est nécessaire auprès du gouvernement suprême.
D’autre part, la publication de la codification complète des lois est une affaire vaste, laborieuse et qui demande beaucoup de temps et de grandes réflexions, de sorte que tous les articles en soient en parfait accord et correspondance les uns avec les autres. Par conséquent, il ne peut pas être publié maintenant. En outre, la codification ne doit contenir que des lois et décrets précis et favorables confirmant le futur gouvernement de l’État et, par conséquent, elle ne devrait contenir :
1) Aucun souvenir de l’ordre gouvernemental actuel, car il cessera d’exister ;
2) Vous trouverez ci-dessous un exposé des mesures de préparation et des moyens par lesquels le présent ordre gouvernemental sera remplacé par le nouveau ;
3) Enfin, ci-dessous, une explication des principales considérations et règles sur lesquelles l’édifice de l’État doit être construit.
Sachant que ces trois points sont d’une importance capitale et doivent être connus en Russie au tout début de sa renaissance et de sa réformation, « la Vérité russe » est d’autant plus nécessaire. Exposant les principes fondamentaux de cette réforme, elle contiendra des indications pour l’ensemble de l’État et pour tout ce qui concerne les membres et les industries. […]
Chap. IV : À propos du peuple dans sa dimension politique
[…]
§6.
L’ordre doit exister dans l’État et ne peut être introduit autrement qu’en divisant le territoire de l’État. C’est pourquoi l’ensemble du territoire de la Russie doit être divisé en régions, chaque région (oblast’) en plusieurs provinces (goubernia), chaque province en plusieurs districts (ouïezd) et chaque district en plusieurs communes (volost’). La division ultérieure de chaque commune en propriété et domaine privés n’est plus une division politique ou publique, mais une division civile ou privée. De là, il paraît clair que, lors de la division de l’espace terrestre de l’État en partie, la commune doit être reconnue comme une unité politique. Cette division correspond à la formation de la hiérarchie des grades bureaucratiques (tchine). Au-dessus d’eux se trouvent le pouvoir suprême et le peuple. Le pouvoir suprême dirige le territoire de l’État dans son intégralité, et le peuple se répartit, de manière très naturelle, selon les communes, c’est-à-dire selon les unités politiques du territoire de l’État. Une construction politique bien organisée consiste en la parfaite adéquation et la parfaite correspondance entre le mode d’existence politique des individus qui forment le peuple, et le mode de constitution du gouvernement avec toutes les diverses branches du gouvernement de l’État.
Ce double objectif peut être parfaitement atteint par cette répartition territoriale. Par conséquent, le peuple russe devrait être réparti dans les communes, de manière à ce que chaque Russe soit rattaché à une commune et soit protégé en tant que membre de cette commune. Tous les membres d’une même commune constituent, pour ainsi dire, une seule famille politique sous le nom de société de commune. Cette répartition du peuple selon les communes doit remplacer la répartition actuelle selon les classes sociales et les branches de l’industrie. L’industrie sera ouverte à tous les Russes sans distinction, et les conditions sociales se fonderont toutes en une seule condition de citoyens. Chaque Russe sera citoyen de l’État russe en général et citoyen de telle ou telle commune en particulier.
§7.
La totalité de tous les devoirs et de tous les droits des citoyens russes constitue la citoyenneté russe et est divisée en trois catégories.
La première catégorie contient les droits politiques, à travers lesquels les relations mutuelles du peuple avec le gouvernement et la participation du peuple au gouvernement sont déterminées.
La deuxième catégorie contient les droits civils, à travers lesquels les relations mutuelles des citoyens entre eux sont déterminées ainsi que les modalités d’acquisition de la propriété, telles que les règles de parenté, de mariage, de tutelle, toutes sortes de contrats, etc.
La troisième catégorie contient enfin les droits personnels, au moyen desquels le mode d'action et d'existence des citoyens est déterminé dans les cas où ils ne sont pas en relations directes ni avec le gouvernement ni avec d'autres citoyens, et lorsqu’il s’agit d’eux seuls, comme l’impression libre, la religion libre, l’industrie libre, la liberté personnelle et autres.
Cette division très importante ne doit jamais être perdue de vue, car c’est sur elle que reposent la précision et la continuation du droit civil. Tous les citoyens russes doivent également jouir de tous les droits civils et politiques personnels, et les utiliser partout dans l’État. Toutes les relations mutuelles du peuple avec le gouvernement doivent également être réglées sur la même base et tous les devoirs politiques de tous les citoyens doivent être répartis de la même manière. […]
§13.
Lorsque les États étaient encore si petits que tous les citoyens pouvaient se réunir en un seul lieu ou dans une clairière pour des assemblées générales sur les affaires les plus importantes de l’État, alors chaque citoyen avait une voix à l’assemblée et participait à toutes les réunions du peuple. C’était la démocratie. Cet ordre a dû changer avec la multiplication des États, lorsqu’il ne fut plus possible à tous les citoyens de se rassembler en un même lieu ; la démocratie était alors détruite.
De nombreuses et diverses transformations de l’État se sont ajoutées à cette cause et ont finalement produit le fait que seuls les riches ou les militaires se rassemblaient pour participer aux affaires de l’État. C’est alors que l’aristocratie est née et par la suite le système féodal avec toutes ses horreurs et ses atrocités. Bien d’autres raisons ont contribué à l’introduction et au renforcement de l’ordre féodal des choses, mais son principal soutien a toujours été l’impossibilité, pour tout le peuple, de se rassembler en un même lieu et de participer, par une action commune, aux affaires de l’État.
Ainsi, l’aristocratie et l’ensemble du système féodal ont sévi pendant de nombreux siècles sur la malheureuse Europe, obligeant les peuples à passer par tous les degrés du malheur et de l’oppression. Le temps, qui finit toujours par dévorer les monuments du mensonge et de la tyrannie, a également amené cet ordre au déclin ou, pour mieux dire, emporté ce désordre des choses.
La grande idée du gouvernement représentatif a rendu aux citoyens le droit de participer aux affaires importantes de l’État. Le peuple commença à user de ce droit, non pas de manière directe comme auparavant, puisque tous les citoyens ne pouvaient pas être réunis en un même lieu, mais par l’intermédiaire des représentants que le peuple avait choisis parmi les siens et pour un temps déterminé. Il en découle que le mode représentatif de gouvernement provient de l’impossibilité à concilier le rassemblement de tous les citoyens en un seul endroit et le droit indiscutable de chaque citoyen de participer aux affaires de l’État. Il n’est donc pas surprenant que tous les peuples animés d’un si ardent désir s’efforcent d’établir un ordre représentatif, et de se débarrasser du joug insupportable des aristocrates et des riches. Dans ce cas, l’action des peuples est une réaction défensive, car ils n’imposent pas eux-mêmes de joug aux aristocrates et aux riches, mais veulent seulement se débarrasser de leur joug. Ainsi, il est décidé que l’ordre représentatif doit impérativement exister et que les représentants du peuple, formant un organe de décision, doivent être inclus dans la composition du pouvoir suprême.
§14.
Ce problème étant résolu, une nouvelle question se pose : comment les représentants du peuple doivent-ils être élus et nommés ? Le peuple ne pouvait pas se rassembler en un même lieu pour une participation directe aux affaires de l’État ; par conséquent, il ne pouvait pas non plus se rassembler en un même lieu pour choisir ses représentants. Il doit alors être divisé en sociétés particulières ou en assemblées électives, de sorte que chaque assemblée élective nomme un, deux ou plusieurs représentants du peuple, en fonction du nombre de ses membres.
Si l’on divise un État aussi grand que la Russie en nombre suffisant d’assemblées électives pour que tous les citoyens, sans exception, participent à l’élection des représentants, alors il convient de diviser l’État en un tel nombre d’assemblées électives que chacune d’elles désignera son ou ses représentants. Mais, lorsque le nombre de tous les représentants du peuple désigné sera si important qu’il ne leur sera pas possible de se réunir tous en un même lieu et encore moins de les rassembler dans des réunions pour traiter des affaires de l’État, on retiendra la conclusion très juste que tous les citoyens, sans exception, ne peuvent participer à l’élection et à la nomination des représentants du peuple.
Il s’avère donc qu’on retrouve la même difficulté pour la nomination directe des représentants par tous les citoyens que pour la participation directe de tous les citoyens aux réunions sur les affaires de l’État. Il serait bien naturel de conjurer les mêmes difficultés par le même moyen, et comme on conjure l’un au moyen d’un ordre représentatif, il en est exactement de même de conjurer l’autre par le même ordre représentatif.
Mais ce n’est pas comme cela que les choses se passent. Le pouvoir asservissant des aristocrates et des riches s’est mêlé à cette affaire, et a présenté une interprétation dévoyée, en conséquence de quoi, dans de nombreux États représentatifs, la participation à l’élection des représentants n’est accordée qu’aux hommes les plus riches, à l’exclusion de la majorité des citoyens. Ainsi, dans ces États, l’aristocratie de la richesse remplace l’aristocratie féodale ; et non seulement les peuples n’y ont rien gagné, mais au contraire, à certains égards, leur position politique s’est encore aggravée, car ils ont été placés dans une dépendance forcée des riches.
Tout le monde ne peut pas être riche, seule la plus petite partie des citoyens peut jouir de l’abondance, et en même temps, avec une telle organisation de la représentation, naît une condition sociale séparée de la masse du peuple. Cette condition des riches, dont on a déjà parlé dans ce chapitre, est la plus pernicieuse et nuisible. Les riches existeront toujours et c’est très bien, mais il n’est pas nécessaire d’ajouter à la richesse d’autres droits et avantages politiques, en excluant les pauvres.
C’est pour cette raison que le devoir indispensable de résoudre ce problème ainsi que l’obligation d’éliminer complètement et de retirer pour toujours tout résidu de l’ordre aristocratique – qu’il soit féodal ou basé sur les richesses – reposent sur le gouvernement suprême, afin que les citoyens ne soient contraints dans leurs choix, qu’ils ne soient contraints à tenir compte ni de la condition sociale ni des propriétés matérielles, mais seulement des compétences et des qualités, et qu’ils ne soient guidés que par leur confiance dans les citoyens qu’ils ont élus.
Chap. V : À propos du peuple dans sa dimension civile
[…]
§7.
Le droit de propriété ou de possession est un droit sacré et inviolable, qui doit être affirmé et renforcé sur les bases les plus solides et inviolables, afin que chaque citoyen ait la pleine confiance qu’aucune autocratie ne puisse le priver de la moindre partie de sa propriété. […]
§10.
La liberté personnelle est le premier et le plus important droit de tout citoyen et le devoir le plus sacré de tout gouvernement. Toute la construction de l'édifice de l'État est basée sur elle, et sans elle, il n’y a ni paix ni prospérité. Par conséquent, les règles suivantes inchangeables sont édictées :
1) Aucun citoyen ne doit être privé de sa liberté et placé en état d’arrestation autrement que d’une manière légale et dans un cadre légal. Toute action contraire à cela impose la responsabilité la plus stricte aux contrevenants.
2) Seul le département de la police a le droit de mettre les citoyens en état d’arrestation. Tous les autres départements, ainsi que les particuliers, doivent s’adresser à la police avec leurs demandes. Si le cas extrême les oblige à ne pas attendre l'arrivée de la police, alors ils doivent immédiatement présenter la personne placée en état d’arrestation à la police et la remettre sous peine de la responsabilité la plus lourde.
3) La force militaire peut assister la police quand elle est requise, mais si elle-même met quelqu'un en état d’arrestation en l'absence de la police, alors elle est immédiatement obligée de la lui présenter. Quant aux militaires, il va sans dire que pour des crimes militaires ils sont soumis à un tribunal militaire et dépendent des autorités militaires. […]
§18.
Les règles fondamentales relatives à la liberté de la presse sont les suivantes :
1) Chaque citoyen a le droit d'écrire et d'imprimer ce qu’il veut, pourvu que son nom soit inscrit sur son essai. De cela, seuls les jurons personnels sont exclus, ce qui ne devrait jamais être autorisé.
2) Chaque citoyen jouit du droit d'avoir une imprimerie, pourvu que le gouvernement en soit avisé à l'avance et que chaque imprimé porte le nom du propriétaire de l’imprimerie.
3) Chaque écrivain est responsable de la publication des écrits ou des enseignements contraires aux lois et à la morale pure, et peut être jugé par l’ordre général du jugement. […]
Bibliographie
Anne Gnedina-Moretti, « 1814, les Russes à Paris : faits, impressions et Mémoires », in Marie-Pierre Rey (dir.), Les Russes en France en 1814. Des faits, des imaginaires et des mémoires, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019, p. 109-120.
Julie Grandhaye, Les Décembristes : une génération républicaine en Russie autocratique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.
Julie Grandhaye, Russie. La république interdite : le moment décembriste (XVIIIe-XIXe siècles), Seyssel, Champ Vallon, 2012.
Aleksandr Herzen, La conspiration russe de 1825, suivie d’une lettre sur l’émancipation des paysans en Russie, Londres, S. Tchorzewski, 1858.
Boris Kartashev et Vladimir Muraviëv, Pestel, Moscou, Molodaia Gvardia, 1958.
Oksana Kianskaa, Pavel Pestel: oficer, razvedchik, zagovorshik, Moscou, Paralleli, 2002.
Oksana Kianskaa, Pestel, Moscou, Molodaia Gvardia, 2005.
Aleksei Kopylov, Dekabristy i Sibir, Novosibirsk, Nauka, 1977.
Nikolaï Lebedev, Pestel - ideolog’ i rukovoditel dekabristov, Moscou, Mysl, 1972.
Eugène Lenhoff, Histoire des sociétés politiques secrètes au XIXe et au XXe siècles (les carbonaristes, les décembristes, les sociétés irlandaises …), Paris, Payot, 1934.
André Maury, La conspiration des Décabristes, Paris, Del Duca, 1964.
Anatole G. Mazur, The First Russian Revolution, 1825: The Decembrist Movement – its Origins, Development, and Significance, Stanford, Stanford University Press, 1937.
Andrei Nemzer (dir.), Memuary dekabristov, Moscou, Pravda, 1988.
Pavel Pestel, Русская правда (Rousskaïa Pravda [La Vérité russe]), dans Восстание декабристов (Vosstanie dekabristov [Le soulèvement des Décembristes]), Moscou/Léningrad, Gosudarstvennoe izdatel’stvo politiceskoj literaturi, 1958, t. 7, p. 113-218.
Marc Raeff, The Decembrist Movement, Englewood Cliffs, N. J., Prentice-Hall, 1966.
Pour citer ce document
Pavel Pestel, La Vérité russe, [1822], traduit et présenté par Maxim Boyko, dans Olivier Christin et Alexandre Frondizi (dir.), Bibliothèque numérique du projet Républicanismes méridionaux, UniNe/FNS, 12 décembre 2022, URL : https://unine.ch/republicanism/home/bibnum/32.html