Que le droit reste en phase avec la société
Rencontre avec Anne-Sylvie Dupont, professeure ordinaire en droit de la sécurité sociale
La question est provocante: la jurisprudence récente ne réserve-t-elle pas les assurances sociales à ceux qui n’en ont pas besoin? Anne-Sylvie Dupont, professeure ordinaire en droit de la sécurité sociale, ose les remises en cause. Elle le démontre lors de la leçon inaugurale du mercredi 27 septembre 2017, «Portrait-robot de l’assuré social modèle».
«Le vrai problème, c’est qu’il y a un décalage entre la législation et l’évolution de la société, les problèmes réels des gens. Les lois existantes ne ferment pas nécessairement les portes à la prise en compte de ces nouveaux problèmes, mais ce sont les tribunaux, particulièrement le Tribunal fédéral, qui le font à travers leur application des lois. En fermant par exemple la porte de l’assurance-invalidité, on ne fait pas guérir les gens, on ne les ramène pas non plus au travail, on les déplace dans le champ de l’aide sociale. Au fond, on ne résout pas le problème, on le déplace. On met la poussière sous le tapis! Mais un jour il y aura trop de poussière», constate Anne-Sylvie Dupont.
«Portrait-robot de l’assuré social modèle», c’est le titre de votre leçon inaugurale…
Il s’agit pour moi de m’interroger sur la notion de solidarité. Je me demande avec qui on est encore d’accord d’être solidaire actuellement. Ma réflexion part notamment du constat que la jurisprudence fédérale est de plus en plus calibrée pour des cas standards, pour des gens qui a priori… n’ont peut-être pas besoin des assurances sociales! De cette standardisation est née l’idée du «portrait-robot».
Un exemple simple? Celui des personnes développant des troubles psychiques après un accident. Le Tribunal fédéral acceptera le lien de cause à effet constaté par un psychiatre, mais cela ne lui suffira pas: pour lui, il faut qu’il y ait aussi un lien de cause à effet juridique, qui va être analysé uniquement en fonction de la gravité objective de l’accident. Au fond, on ne tient pas compte de l’individu, de sa singularité, de son éventuelle fragilité psychique avant l’accident. On veut uniquement une analyse mathématique et calibrée.
Ce type de jurisprudence a donc selon vous un impact sur la notion même d’assurances sociales?
Elle a d’abord un impact sur la couverture sociale des gens, car certains cas conduisent concrètement à réduire la protection sociale de certaines catégories de la population. Ce qui selon moi est problématique, car il ne s’agit pas d’un choix fait par le législateur, mais de décisions prises par un tribunal, un peu à l’insu de tout le monde… Cela nous conduit à revenir à une protection sociale telle qu’elle a été imaginée à la fin du 19e siècle, soit une protection destinée exclusivement aux travailleurs salariés. Et cela au moment même où, avec la numérisation et l’«uberisation» du travail, notre société va dans un tout autre sens!
On voit aussi une grande «désolidarisation» populaire au niveau de l’assurance-maladie. La volonté récurrente de pénaliser les fumeurs, les personnes en surpoids, celles qui ne font pas de sport…
C’est également au cœur de ma réflexion. Et je vais plus loin: il y a le sexe, l’âge, le revenu… Donc finalement, qui est cette personne idéale pour laquelle on est d’accord de donner de l’argent dans l’hypothèse où il lui arriverait quelque chose et où la collectivité devrait payer?
Il faudrait une vraie réflexion du législateur en matière de politique sociale. Le problème est que les assurances sociales sont un domaine très technique, souvent mal connu des politiciens, et face auquel les forces sont totalement déséquilibrées. Il y a un lobby des assureurs, qui est extrêmement puissant au Parlement, alors que les assurés n’ont pas de lobby.
Enfant, quel métier rêviez-vous d’exercer plus tard?
Je voulais être ingénieure chimiste. La chimie, la seule branche dans laquelle je n’ai jamais eu la moyenne! J’ai été pathétiquement mauvaise dans les branches scientifiques. En fait, j’ai mis assez longtemps à découvrir ce que je voulais vraiment faire dans la vie.
Ce qui vous passionne le plus dans les recherches qui sont les vôtres?
De voir comment les assurances sociales pourraient rester en phase avec la société dans laquelle on vit. La société a énormément évolué, tant sur le plan du travail que sur celui de l’organisation de la famille. Et quand on a légiféré en matière d’assurances sociales, on n’a jamais tenu compte de ces changements, ou très peu, ou alors en se référant à un modèle déjà dépassé. J’aimerais que les assurances sociales soient porteuses d’un projet de société, et ne représentent pas juste un sparadrap appliqué sur des plaies.
Ce qui vous passionne, c’est donc surtout la question sociétale. Le droit est un outil…
Oui. Mais la question de l’effectivité de la protection sociale, plus technique, m’intéresse également. Parce que c’est bien joli d’avoir tout un arsenal législatif, mais si ensuite il est impossible d’accéder à la protection sociale parce que les conditions sont irréalistes, ou parce que les gens n’ont pas connaissance de leurs droits, ou pas d’accès à la justice, c’est problématique!
Un livre qui a participé à vous construire?
Le journal d’Anne Frank, que j’ai lu plusieurs fois, à différents âges, et qui a exercé sur moi une sorte de fascination. J’ai un profond besoin de liberté. Ce n’est pas ce livre qui l’a suscité, mais je sais qu’il éveillait en moi des sentiments claustrophobes. Anne Frank parvenait à être libre dans sa tête, tout en étant cloitrée. A l’époque, je n’arrivais pas à concevoir cela, car pour moi la liberté était associée à l’idée de mouvement. Ce livre m’a donc montré que même enfermé, on peut rester libre de ses pensées. Et c’est fondamental pour moi.
Quel est le moteur qui vous anime dans le cadre de votre enseignement?
J’ai à cœur de faire comprendre aux étudiants non seulement les aspects techniques de ma matière, mais aussi son intérêt. Pour leurs études de droit et leurs relevés de notes bien sûr, mais surtout pour leur rôle en tant que citoyen dans notre société. J’ai la chance d’enseigner une matière qui est ancrée dans le réel. Pour moi, il est essentiel de faire passer le message de l’importance de cette matière au quotidien. Je sais, ce n’est pas le sujet le plus sexy sur le plan d’études, et mon auditoire n’est donc pas conquis d’avance. Mais ma plus belle récompense, ce sont les étudiants qui réussissent leurs examens en me démontrant qu’ils ont non seulement appris la matière, mais qu’ils l’ont comprise.
La musique qui vous accompagne en général?
Quand je travaille, la musique classique surtout, le baroque. Actuellement, ce sont les Sonates de Dresde de Vivaldi. J’ai un côté obsessionnel: je suis capable d’écouter un disque en boucle pendant longtemps! Sinon, j’écoute aussi beaucoup de musiques traditionnelles. Et le folk-rock… Cats on Trees, Angus and Julia Stone. Quand je décroche, Kodaline ou Band of Horses! Et puis, comme j’ai deux enfants, j’écoute aussi Gaëtan, que j’aime vraiment beaucoup. Il est à mon avis ce qui se fait de mieux en termes de musique enfantine!
Le souvenir d’un moment particulièrement fort pour vous dans le cadre universitaire?
J’en ai deux! Le premier auquel je pense, c’est le jour où pour la première fois de ma vie, j’ai mis le pied dans un amphithéâtre, à l’Université de Fribourg. Une sorte d’émerveillement. J’ai su que je voulais faire ce métier et depuis, cela ne m’a plus quittée.
Et puis le jour où l’un de mes professeurs m’a proposé de travailler pour lui, comme assistante étudiante. Parce qu’à l’époque et parmi la masse d’étudiants, je n’avais pas du tout le sentiment que je pouvais sortir du lot. Ce jour-là, je me suis dit que j’avais peut-être un avenir dans le droit et, pourquoi pas, dans la carrière académique…
Interview UniNE 2017
Bio express
Anne-Sylvie Dupont a obtenu un Master en droit, mention bilingue, à l’Université de Fribourg en 2001, puis un doctorat en droit à l’Université de Genève dans le domaine de la responsabilité civile en 2004. Avant de se consacrer entièrement à l’enseignement, elle a pratiqué comme avocate dans le canton de Vaud, de 2007 à 2015. Elle enseigne à l’Université de Neuchâtel depuis 2015, ainsi qu’à celle de Genève depuis 2016.
Ses domaines de recherche
La sécurité sociale confrontée aux évolutions sociétales, dans le monde du travail et dans les schémas familiaux. Les interactions entre les assurances sociales et les autres régimes indemnitaires (assurances privées, responsabilité civile).
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