Communiqué

"cachez ce travail que je ne saurais voir ! " Ethnographier le travail du sexe

Neuchâtel, le 24 janvier 2008Quelles sont les différentes formes du travail sexuel rémunéré et quels sont ses liens avec les logiques de genre, de classe et de «  race »? Ce sont les questions qui seront abordées lors du colloque international intitulé « Cachez ce travail que je ne saurais voir »  organisé par la Maison d'analyse des processus sociaux (MAPS) et qui débute ce matin à l'Institut d'ethnologie de l'Université de Neuchâtel.

La prostitution jouit d'une curieuse forme de distinction scientifique : le « plus vieux métier du monde » n'est en réalité étudié sous l'angle de la sociologie du travail que depuis peu de temps et cela de manière remarquablement timide. Ce paradoxe s'étend plus généralement aux nombreuses autres formes de travail liées à l'industrie du sexe (danseuse de cabaret, escorte, masseuse, actrice de films pornographiques) où l'on trouve des femmes qualifiées de « faciles » censées mener des vies « difficiles », sans pour autant que la principale raison de leur présence dans ces secteurs - le travail rémunéré - soit examinée avec soin.

Cette invisibilité s'explique en partie par les multiples rapports qui lient ces formes de travail à l'illégalité, quand bien même la sociologie de la déviance s'est intéressée à de nombreuses activités délictuelles ou criminelles. La prostitution étant prescrite en tant que telle, elle n'était pas classée comme « métier » à côté de celui de secrétaire, de menuisier ou d'infirmier. Or, depuis la légalisation de la prostitution dans plusieurs pays européens, dont la Suisse, la question de son statut de « métier » sans guillemets se pose de manière frontale. Et force est de constater qu'elle suscite des oppositions, tant du côté des moralistes traditionnels (ou nouveaux) que du côté de certains courants du féminisme. Ce problème de classement lié à la nature hautement stigmatisée du travail prostitutionnel apparaît avec une clarté violente quand on examine son rapport aux autres secteurs de l'Etat : bien que légal, le travail dans l'industrie du sexe ne sera jamais proposé à un chômeur ou à une chômeuse par un conseiller en placement, et risque de priver une mère de la garde de ses enfants en cas de divorce. Décidément, la prostitution n'est pas un métier comme les autres.

L'invisibilité du travail effectué dans l'industrie du sexe est également un effet des autres formes d'illégalité qui guettent ces professionnel-le-s, très souvent des migrant-e-s totalement ou partiellement sans autorisation de séjour et/ou de travail. Les études menées auprès de ces personnes montrent bien que les difficultés dont elles témoignent avec le plus d'urgence n'ont le plus souvent que très peu à voir avec leur activité en tant que telle. C'est surtout la vulnérabilité supplémentaire liée à la stigmatisation de ce travail ou à l'illégalité migratoire qui leur pose les plus grands défis, avec son cortège de menaces de la police, d'escroquerie et de chantage exercés par les passeurs, les collègues, les tenanciers de bar, les gérants d'appartements et autres intermédiaires.

Lors de ce colloque on partira du constat de l'invisibilité du travail sexuel pour poser la question de sa description empirique : en quoi consistent exactement les différentes formes de travail sexuel rémunéré ? Quelles « formations » nécessite-t-il ? Comment est-il structuré dans le temps (contrôle sur le rythme, la durée et la régularité du travail) et dans l'espace, aussi bien collectif (localisation dans les villes, les banlieues) qu'intime (répartition des fonctionnalités au sein de l'espace de travail) ? Au-delà de l'activité sexuelle « en soi », quelles sont les autres activités liées à la pratique de ces formes de travail ? Comment les personnes concernées le représentent-elles, comment décrivent-elles ce qu'elles ont appris et ce qu'elles veulent encore apprendre, ce qu'elles peuvent y trouver, ce qu'elles n'aiment pas, voire ce qui les fait souffrir ? Sur quels critères qualifient-elles leurs collègues de « bon-ne-s », « doué-e-s » ou au contraire « incompétent-e-s » pour ce travail ? Est-ce qu'elles-mêmes pensent que c'est un « métier » et comment le justifient-elles ?

Ces questions seront mises en lien avec la circulation croissante des personnes et des images dans ce monde hautement transnational qu'est l'industrie du sexe : comment expliquer que de plus en plus de migrant-e-s travaillent dans ce secteur et quelles sont leurs situations ? Comment les facteurs de genre, de classe et d'ethnicité/race sont-ils construits, articulés, mis en scène et superposés dans les pratiques et les représentations liées à ces activités ? De quelle manière des facteurs migratoires comme le type de statut de séjour - ou justement le manque de statut - influencent-ils la nature même de ce travail ? L'objectif étant de récolter des matériaux ethnographiques qui permettent d'entrevoir les différentes formes du travail sexuel rémunéré et ses liens avec les logiques de genre, de classe et de « race ».

La démarche se veut volontairement descriptive, car une meilleure compréhension empirique de ce travail nous semble incontournable si nous souhaitons entrer de manière nuancée et respectueuse dans les débats sur les politiques étatiques et internationales dans ce domaine. Loin de nier la dimension de contrainte qui s'exerce à différents niveaux dans le « choix » d'exercer ce type d'activité - allant des processus socio-économiques de déqualification et de marginalisation des personnes sans grande formation professionnelle aux formes les plus violentes qui caractérisent certains réseaux internationaux de trafic d'êtres humains - ce colloque a pour but de rendre compte de façon ethnographique des activités, méconnues car stigmatisées, qui constituent le quotidien de ces formes de travail. Nous considérons que les actrices et les acteurs principaux du marché du travail sexuel ont quelque chose à nous apprendre sur leurs activités, même si leurs positions ne suffisent pas à elles seules à clore les débats. Ainsi, ce colloque privilégie les études à caractère empirique dans lesquelles les points de vue, les expériences et les circonstances de vie de ces professionnel-le-s occupent une place centrale.

Contact

Janine Dahinden
directrice de la MAPS
tél. : 032 718 3934
mobile : 079 734 7167

 

Ellen Hertz
doyenne de la Faculté des lettres et sciences humaines
tél. : 032 718 1717