Fermer
_flsh_histoire_choix-resize2000x312.jpg

Notices sur la nouvelle nomenclature des rues de La Rochelle

 

La Rochelle, 1794

 

 

Version originale

Version PDF

 

Présenté par Olivier Christin

 


Présentation

C’est en partie l’histoire tumultueuse de la Révolution à La Rochelle qui peut se lire dans ce fort volume, paru en novembre 1794, alors même que les événements de Thermidor et la chute de Robespierre semblent avoir clos le cycle d’affrontements et de Terreur locale dans la cité portuaire et que l’un de ses protagonistes principaux, Joseph Lequinio, tente de faire oublier ses actions passées pour éviter de subir le sort de Jean-Baptiste Carrier, qui vient d’être condamné à mort. À sa manière, cette Nomenclature apparait bien comme une sédimentation des conflits passés, dont elle entend tirer les leçons en proposant une révolution symbolique des noms de rues et de places qui est tout sauf anecdotique. Réalisée sous les auspices d’une commission de citoyens dont les travaux ont été approuvés par le Conseil général, cette longue description de nouveaux noms qui vont être attribués aux espaces publics de la ville, pour remplacer les « monumens de l’orgueil et de la superstition » et rappeler au peuple « tout récemment sorti de l’esclavage le souvenir de ses efforts, de son courage et de ses succès » (Introduction, p. 1) est ainsi à la fois travail de mémoire des combats de la Révolution, pédagogie politique à destination des citoyens qui se verront rappeler « les principes de la Morale et du patriotisme », histoire de la république et de ses avant-courriers, discours de la méthode d’un État libre dirigé par des citoyens libres. Le projet de la commission et le bouleversement radical des noms de lieux qu’il propose a en effet pour ambition « d’offrir au peuple à chaque pas un signe, une inscription, un monument, qui réveille en lui le souvenir d’une époque intéressante, qui rappelle à sa mémoire une action vertueuse, qui consacre le nom d’un héros » (Introduction, p. 1), en somme d’organiser le souvenir, d’instruire les citoyens et de leur offrir des exemples d’engagement et de dévouement. C’est par ce travail constant de remémoration visuelle que la commission et les autorités locales estiment qu’il sera possible de s’assurer que le peuple abhorre vraiment la tyrannie et que la liberté lui est chaque jour plus précieuse.

Il faut donc faire un court retour en arrière afin de rappeler brièvement pourquoi cet entrelacement de la fabrique de la mémoire et la pédagogie républicaine prend une telle importance à La Rochelle, en retraçant le cours des évènements qui précèdent cette entreprise publique d’anamnèse.

Au cours de l’année 1792, la ville de La Rochelle avait été le théâtre de vives tensions politiques et d’affrontements récurrents, notamment entre les membres de la Société des amis de la Constitution et les officiers municipaux. Sous l’impulsion de Joseph Auguste Crassous, la société qui comptait environ 200 membres, avait joué un rôle politique grandissant, mettant sous pression les autorités de la ville et du district à la faveur d’assemblées générales dans lesquelles ses membres multipliaient adresses, demandes et pétitions : pour la plantation d’un arbre de la liberté (2 juillet), l’ouverture d’une souscription pour venir en aide à la patrie en danger, pour que l’Assemblée nationale prenne des mesures plus fortes contre les « prêtres perturbateurs » et les officiers royaux (5 juillet), pour réorganiser la garde nationale (15 septembre) ou encore établir quatre foires annuelles (7 novembre).

La situation avait toutefois changé brutalement lors des premiers mois de l’année 1793 sous le double effet de la guerre étrangère déclarée contre l’Angleterre en février 1793 et des soulèvements populaires qui se multiplièrent à partir de mars dans les départements du Nord-Ouest de la France (Vendée, Loire-Inférieure, Maine-et-Loire, etc.) contre la levée en masse décrétée par la Convention. La guerre de Vendée marqua ainsi un tournant dans la situation politique de La Rochelle, qui fit brutalement de la cité négociante, une « ville-frontière » et « l’une des principales clés de la République », comme le dit en mai 1793 un courrier expédié par le directoire du département de Charente-Inférieure[1].

La crise religieuse autour de la Constitution civile du Clergé et l’échec du contingent rochelais devant les insurgés vendéens creusèrent rapidement les oppositions entre les jacobins les plus déterminés, comme l’horloger Jean Parant, le clergé et les autorités. De l’intensité des conflits qui déchirèrent alors la cité, on peut donner pour exemple le meurtre de six réfractaires les 21 et 22 mars par la foule emmenée par le barbier et perruquier Daberlet, malgré les efforts du maire et d’une partie des officiers municipaux[2]. Ce nouveau contexte fut jugé assez préoccupant pour amener la Convention et le Comité de salut public à réagir : la cité fut déclarée zone de guerre en avril et le 9 septembre, Barrère suggéra d’y envoyer Joseph Lequinio et de Joseph François Laignelot afin de contrecarrer ce qu’il estimait être « une grande conspiration »[3]. Arrivés à La Rochelle quelques jours plus tard, Lequinio et Laignelot déplorèrent l’absence de ferveur révolutionnaire et de patriotisme, notamment de la part des élites : « L’esprit public est sans consistance […]. La perfidie des riches masque le patriotisme »[4]. Déployée sans tarder, au nom du Salut public et de la défense de la République, leur action fut sans concession : épuration des institutions locales, contrôle des habitants via les certificats de civisme, création de nouveaux rouages administratifs et judiciaires et notamment d’un tribunal révolutionnaire.

En retraçant rapidement cette histoire tumultueuse de la ville-frontière, de l’avant-poste jacobin face à la Vendée et aux Anglais, on comprend pourquoi la Nouvelle nomenclature de 1794 vaut mieux que les pages paresseuses que lui consacre en 1889 un substitut du procureur auprès de la cour d’Angers, Victor Jeanvrot, dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine. Relevant l’absence de logique dans la présentation des rues et des places, Jeanvrot considérait que les longs développements justificatifs pour chaque nouveau nom relevaient au mieux « de la dissertation dans le goût du temps » et de « morceaux littéraires [qui] nous semblent aujourd’hui bien démodés ». Il n’y avait là rien d’autre qu’une « phraséologie poncive » qui a toutefois le « mérite d’être une œuvre de foi républicaine »[5]. Pour la décrire, Jeanvrot distinguait plusieurs catégories de nouveaux noms : ceux qui relèvent de la philosophie morale (rue de la force, rue du courage, rue de la fraternité, cours de la modestie), ceux qui évoquent les grandes dates et les institutions de la Révolution (10 aout, 14 juillet, Jemmapes, la Convention) et ceux qui mentionnent les héros et les martyrs de la Liberté (Tartu, Lepelletier, Marat, etc.).

 

Ill_nomenclature.jpeg

 

Mais ces distinctions sont peu pertinentes et Jeanvrot s’en aperçoit lui-même. Il classe certains héros romains (Brutus, Scaevola) parmi les martyrs de la liberté, en oubliant du coup les Fabricius, Publicola, Caton, Horatius Cochles et autres Torquatus et en effectuant donc une sélection arbitraire qui vient masquer l’essentiel : les personnages, les vertus et les principes, les dates et les lieux qui sont mobilisés pour renommer l’espace public de la ville de La Rochelle sont un discours cohérent sur ce qu’est la République. Comme dans nombre de catéchismes ou de chansonniers républicains exactement contemporains, l’assemblage apparemment hétéroclite des références et des hommages n’est pas fruit du hasard ou de la naïveté populaire, mais bien projet politique et théorique. Il convoque dans les rues de la République assaillie des précédents historiques prestigieux (la Grèce de Socrate et de Platon, de Marathon et des Thermopyles, Rome, la Suisse de Guillaume Tell, l’Amérique de Benjamin Franklin et William Penn), des principes politiques que seules les Républiques peuvent incarner (l’Indivisibilité, la Liberté, l’Égalité, la Fraternité, le Contrat Social, la Démocratie, la Constitution), des vertus sans lesquelles celles-ci ne peuvent perdurer (la Force, le Courage, les Bonnes Mœurs, l’Amitié) : l’assemblage est un choix, qui fonctionne au fond comme une défense et illustration du régime républicain.

Ce choix est d’autant plus significatif que certaines substitutions valent évidemment discours sur le nouveau régime, sur la différence entre la tyrannie et la liberté, sur ce qui sépare le statut de sujet, esclave d’un pouvoir autoritaire et injuste, et celui de citoyen libre. Comment ne pas relever que dans cette Nomenclature le Canton de la Démocratie remplace celui du Pilori ?  Que la rue de la Constitution remplace celle des maîtresses et celle de la Révolution la rue des Augustins, dont l’église avait été au cœur des conflits religieux des années précédentes ? Comment ne pas souligner que la rue des Assignats remplace la rue de la Monnaie et Calas les Frères Prêcheurs ?

Il suffit d’entrer dans le détail des explications données à chaque changement de nom pour comprendre les ambitions de ce projet : sur plusieurs pages, chaque entrée est l’occasion d’une véritable pédagogie de la République par l’histoire et par la morale, qui atteste de la circulation très large dans les milieux acquis à la Révolution d’un certain nombre d’idées, de principes, de raisonnements et d’exemples qui fonde une culture républicaine commune[6]. En ce sens, ce catalogue des noms de rue a bien sa place dans la Bibliothèque Républicaine.

 


[1] Cité par Claudy Valin, « Trois acteurs de la Terreur à La Rochelle. Joseph Auguste Crassous de Médeuil, Marie Joseph Lequinio, Jean Parant », in Christine Le Bozec (ed), Pour la Révolution française en hommage à Claude Mazauric, Rouen, Presses de l’Université de Rouen, 1998, p. 66.

[2] Richard Ballard, The Unseen Terror. The French Revolution in the Provinces, Londres, I. B. Tauris, 2010, évoque le rôle du perruquier et barbier sans-culotte Darbelet dans le massacre des ecclésiastiques qui devaient être déportés en Guyane. Sur cette affaire, voir aussi Claudy Valin Autopsie d'un massacre : les journées des 21 et 22 mars 1793, Saint-Jean-d’Angély, Bordessoules, 1992.

[3] Claudy Valin, Lequinio : La loi et le Salut public, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 106.

[4] Ibid., p. 110.

[5] Victor Jeanvrot, « Les rues de La Rochelle sous la Révolution », La Révolution française. Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 17, 1889, p. 237-250.

[6] Sur l’usage des exemples romains dans la fabrique de la citoyenneté révolutionnaire et le protagonisme jacobin, voir Olivier Christin, La cause des autres. Une histoire du dévouement politique, Paris, PUF, 2021.

 


Bibliographie

Richard Ballard, The Unseen Terror. The French Revolution in the Provinces, London, I. B. Tauris, 2010.

Olivier Christin, La cause des autres. Une histoire du dévouement politique, Paris, PUF, 2021.

Victor Jeanvrot, « Les rues de La Rochelle sous la Révolution », La Révolution française. Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1889, vol. 17, p. 237-250.

Claudy Valin, Autopsie d'un massacre : les journées des 21 et 22 mars 1793, Saint-Jean-d’Angély, Bordessoules, 1992.

Claudy Valin, « Trois acteurs de la Terreur à La Rochelle. Joseph Auguste Crassous de Médeuil, Marie Joseph Lequinio, Jean Parant », dans Christine Le Bozec (dir.), Pour la Révolution française : en hommage à Claude Mazauric, Rouen, Presses de l’Université de Rouen, 1998, p  63-72.

Claudy Valin, Lequinio : La loi et le Salut public, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

 


 

Pour citer ce document

Notices sur la nouvelle nomenclature des rues de La Rochelle, [La Rochelle, 1794], présenté par Olivier Christin, dans Olivier Christin et Alexandre Frondizi (dir.), Bibliothèque numérique du projet Républicanismes méridionaux, UniNe/FNS, 8 mars 2022, URL : https://unine.ch/republicanism/home/bibnum/30.html